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Des Suisses dans l’enfer des bagnes français (1/5)

Vestiges du bagne de Nouméa.(Photo: Olivier Grivat)

Ils portent des noms bien helvétiques: Delay, Dériaz, Jossevel, Héritier, Lauber, Martin, Rossel... Condamnés à la déportation à Cayenne et Nouméa, des centaines de Suisses ont payé très cher les délits ou crimes commis en France et dans ses colonies. Leur histoire en 5 épisodes.

«Sur deux rangs, tas de salauds !», vocifère un surveillant à double galon d’argent. Une trentaine de gardiens, dont un nègre aux proportions herculéennes, nous commandent de vider nos sacs et nos poches. On cogne à tort et à travers. On jette à la mer les lettres, les photographies et les petits riens que les malheureux ont gardé si précieusement en souvenir de ceux qui les ont aimés, qui les aiment et sont demeurés là-bas, tout au bout du monde…»

Le typographe Jean Allemane, un déporté de la Commune de Paris, a raconté dans ses mémoires.son arrivée au bagne de Nouméa, capitale de la Nouvelle-Calédonie, en 1872 après quatre mois de navigation au départ de Toulon sur le vapeur «Rhin .

Révoltés de la Commune et Kabyles

Ont été envoyés à Nouméa par bateau, à l’île Nou, la presqu’île de Ducos et à l’île des Pins, quelque 4250 déportés politiques, ceux de la Commune de Paris dont la fameuse Louise Michel et les Algériens de l’insurrection kabyle de 1871.

Malgré les délits politiques pour lesquels ils ont été sévèrement condamnés, on les a mêlés aux 3500 «relégués» de droit commun: vagabonds et petits délinquants récidivistes dont la société cherchait à se débarrasser. On disait alors «aller à la Nouvelle» et les bagnards s’appelaient les «chapeaux de paille».

Utilisés comme main d’œuvre à bon marché, les forçats ont construit des centaines de kilomètres de routes, exploité des mines de nickel, bâti des maisons, des églises et même la cathédrale à Nouméa, celle de St-Joseph dressée dans la capitale entre 1887 et 1897.

Ils ne portaient pas de boulet comme le veut l’imagerie populaire, mais une chaîne de 4 kg rivée à la cheville.

Sévérité d’un autre âge

Pour la seule période de 1881 à 1885, les Archives de France à Paris recensent une trentaine de déportés nés ou résidants en Suisse envoyés en Nouvelle-Calédonie, souvent pour des délits qui ne seraient aujourd’hui punis que d’une simple amende.

Ainsi, le Haut-Valaisan Jean Lauber, journalier à Unterbach, près de Viège, est condamné à 5 ans de travaux forcés pour tentative de vol. Tailleur de pierre à Moudon, le Vaudois Jean-Baptiste Minot écope de 10 ans pour tentative d’incendie volontaire et refus d’obéissance. Cordonnier genevois, Louis Héritier est condamné à 12 ans de bagne pour vol qualifié, tandis qu’un entrepreneur tessinois basé à Oran, le dénommé Angelo Riglietto, est puni de 6 ans de travaux forcés pour faux et usage de faux.

Mais le pire pour ces malheureux, c’est que la loi de 1884 impose le bannissement à vie à Nouméa. Plus question de retour au pays.

Les mêmes registres de 1881 à 1885 mentionnent également des Vaudois: le tisserand de Bière Jules Frédéric Piolet, condamné à 10 ans pour un simple vol qualifié, le charpentier de Bottens Ulysse Martin qui écope de 20 ans pour le même délit (!), le journalier de Baulmes Henri Dériaz (6 ans pour le même délit), ainsi que David-Henri Hermann, domestique à Chevroux, au bord du lac de Neuchâtel, qui écope de 8 ans pour avoir donné des coups mortels dans une bagarre.

L’Yverdonnois Jean-Frédéric Sonnay se voit même condamné à la perpétuité pour homicide volontaire et tentative d’assassinat.

Un tatouage aux armes de la Confédération

Si 36’000 hommes et femmes ont été envoyés en Nouvelle-Calédonie, près du double, soit 70’000 déportés de toutes nationalités ont été envoyés en Guyane française entre 1850 et 1936, aux bagnes de Cayenne, des îles du Salut et de St-Laurent-du-Maroni, ces lieux maudits que le bagnard Papillon a immortalisés dans son roman.

Parmi eux, des Suisses condamnés par des tribunaux français à participer bien contre leur gré au peuplement des territoires coloniaux d’outre-mer.

Plus connu grâce aux écrits d’Albert Londres et de Henri Charrière, alias Papillon, que ceux de Nouméa et de l’île des Pins, le bagne de Cayenne a «accueilli» des déportés helvétiques en plus grand nombre qu’en Nouvelle-Calédonie.

Rien que pour l’année 1916, la statistique dénombre dix relégués helvétiques, condamnés à la perpétuité comme récidivistes, sur un total de 2700.

Parmi les autres «nationalités»: des Arabes, des Coloniaux, des Italiens, des Anglais, des Belges et des Espagnols. Les bagnards suisses affichaient parfois ouvertement leur passeport comme celui dont parle l’ex-forçat Liard-Courtois dans ses mémoires intitulées Souvenir du bagne. Il arborait sur son torse un superbe tatouage aux armes de la Confédération !

La loi du doublage

Au temps des bagnes régnait la loi dite du «doublage» des peines appliqués aux condamnés aux travaux forcés: tout condamné à moins de 8 ans est contraint de rester en Guyane un temps égal à sa condamnation. Au-delà de 8 ans, il était tenu d’y rester à vie, dans un pays sans débouchés et loin de sa famille.

Les autorités fédérales et cantonales n’ont pas toujours pris très au sérieux la défense de leurs compatriotes, trop contentes de s’en débarrasser sous d’autres cieux: «A supposer que, contre toute attente, le détenu Rossel soit gracié, expulsé de France et dirigé sur la Suisse, qu’y ferait-il ?», s’interroge par exemple en 1910 l’ambassadeur de Suisse en réponse à une démarche de la Société de Patronage des prisonniers libérés à Paris en faveur de Louis Rossel, «l’assassin de la rue Gay-Lussac».

Olivier Grivat, swissinfo.ch

Sources:
Au temps des bagnes,par Gérard Lacourrège et Pierre Albert, Ed. Atlas
La guillotine sèche, par J.-Cl. Michelot, Fayard
La terre de la grande punition, par Michel Pierre, Ed. Ramsay
La fin du bagne, par Danielle Donet-Vincent, Ed. Ouest-France

Prochain article: le bagnard Lucien Jossevel, fils de gendarme genevois

Le mot bagne vient de l’italien bagno, (bain) et se réfère au fait qu’à Constantinople, le bagne désignait un établissement de bain public, dont l’un abritait une prison d’esclaves.

1748: sous le règne de Louis XV, la France abolit le régime des galères pour le remplacer par le bagne de Toulon. Un autre s’ouvre à Brest, puis à Rochefort et à Lorient.

1791: le nouveau Code pénal français crée les travaux forcés au profit de l’Etat.

1852: la Guyane accueille ses premiers bagnards. Il en viendra 70’000 jusqu’en 1936.

1854: Napoléon III instaure la loi sur l’exécution de la peine des travaux forcés. Ceux-ci devront être subis sur le territoire de possessions françaises autres que l’Algérie.

1864: les premiers bagnards arrivent en Nouvelle-Calédonie. Il en arrivera plus de 36’000 jusqu’en 1897.

1885: instauration d’une nouvelle loi sur la relégation, qui consiste à interner perpétuellement sur le territoire des colonies ou possessions françaises des condamnés que l’Etat cherche à éloigner de France.

1923: le journaliste Albert Londres effectue un reportage sur le bagne de Cayenne qui aura un grand retentissement après sa publication dans Le Petit Parisien.

1929: l’officier de l’Armée du Salut Charles Péan écrit au Ministre des Colonies pour demander la suppression du bagne.

1933: le dernier bagnard de Nouvelle-Calédonie, condamné en 1919 à la déportation à perpétuité, meurt à Nouméa.

1936: les derniers convois arrivent en Guyane.

1945: Paris décrète le rapatriement des derniers bagnards guyannais.

1954: derniers départs des bagnards de Guyane.

Politiques. Il a fallu vingt navires pour transporter en Nouvelle-Calédonie les 4250 déportés politiques condamnés après la révolte de la Commune de Paris en 1871.

Long. Le voyage de Toulon à Nouméa via Le Cap, La Réunion et la Tasmanie, pouvait durer de 90 à 190 jours.

Cages. Les déportés y étaient enfermés dans des cages de fer, au nombre de 80 à 100 par cage. Un canon chargé de mitraille était braqué sur eux et leurs souffrances étaient fonction de la sévérité du capitaine.

Cachot. Pour les plus récalcitrants, ce dernier avait la possibilité de les envoyer au cachot de fond de cale, avec des rats qui terrorisaient les hommes enchaînés.

Scorbut. Pour les autres, le scorbut, la maigre pitance et la nostalgie achevaient de leur saper le moral. Les morts étaient jetés à la mer.

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