La bataille navale quitte enfin les tribunaux
La justice américaine vient de rendre un jugement favorable à Oracle dans le litige qui l'oppose à Alinghi, double vainqueur de la Coupe de l'America. Conséquence: les deux bateaux devraient s'affronter dans un duel en multicoques en 2010. Interview du marin d'Alinghi Nils Frei.
Tombé jeudi dernier, le verdict de la Cour d’appel de l’Etat de New York est sans… appel. Par 6 voix contre 0, les juges américains ont décidé qu’Alinghi, détenteur du trophée, était tenu de négocier les modalités de la prochaine Coupe de l’America avec le défi américain Oracle.
Cette décision met ainsi fin à une interminable querelle juridique qui aura coûté des dizaines de millions de francs aux représentants des deux bateaux. Conséquence de cette bataille sans merci livrée hors des plans d’eau, la 33e édition de la Coupe de l’America ne se déroulera pas en 2009, comme le souhaitait initialement Alinghi, mais au plus tôt au printemps 2010.
Et pour la première fois de son histoire, le trophée pourrait se jouer lors d’un duel entre multicoques. C’est en tout cas ce que souhaite le défi américain, qui doit rencontrer les dirigeants de l’équipe suisse cette semaine. Le Biennois Nils Frei, régleur de voiles sur Alinghi et double vainqueur de la Coupe de l’America, fait le point.
swissinfo: La justice américaine vient de donner raison à Oracle dans le litige qui l’oppose à Alinghi. Alinghi devra ainsi négocier les modalités de la 33e édition avec le syndicat américain. Quelle est votre réaction à cette décision?
Nils Frei: Juridiquement, le processus ne me paraît pas très cohérent puisque le même tribunal avait pris exactement la décision inverse l’été dernier. Mais le verdict est clair et nous l’acceptons. Il y a bien sûr un peu de déception au sein de l’équipe car nous voulions tous revivre cette année le bel événement de 2007. Mais nous sommes prêts à relever le nouveau défi qui s’annonce.
swissinfo: Comment expliquez-vous que le conflit entre Alinghi et Oracle ait pris de telles proportions?
N.F.: C’est une histoire longue et très compliquée. La base du conflit remonte à la fin de la dernière Coupe de l’America, durant l’été 2007. Apparemment, Alinghi a commis une erreur en choisissant le défi espagnol comme challenger officiel, ce qui a permis à Oracle d’ouvrir une brèche pour nous attaquer en justice.
La machine juridique s’est ensuite mise en route et toute la procédure a pris beaucoup de temps. Les Américains ont tout mis en œuvre pour que leur stratégie fonctionne, parfois de manière assez agressive.
swissinfo: Alinghi n’a-t-il pas précipité les choses en voulant organiser une 33e Coupe de l’America en 2009, soit seulement deux ans après l’édition précédente?
N.F.: Non, je ne crois pas. La dernière Coupe a été un grand succès et l’idée de profiter de cet élan était une bonne idée. Beaucoup d’autres équipes étaient motivées pour refaire une Coupe de l’America assez rapidement. Alinghi a peut-être commis des erreurs dans sa manière de communiquer mais l’idée de base était bonne.
swissinfo: Alinghi a réussi à rendre la voile populaire en Suisse grâce à ses deux victoires en Coupe de l’America. Pensez-vous que la longue bataille juridique que se sont livrée Alinghi et Oracle ait terni l’image de ce sport?
N.F.: Oui, c’est très dommageable pour la Coupe de l’America. Même à l’interne, on avait parfois de la peine à comprendre ce qu’il se passait au niveau juridique. Beaucoup de gens ont perdu le fil et cela a certainement nui à l’intérêt du public pour la compétition. C’est un mauvais passage mais je pense que l’engouement va revenir à l’approche de la compétition.
swissinfo: Avec cette décision de justice, on semble s’acheminer vers un duel en multicoques en 2010 à Valence. Alinghi sera-t-il prêt à relever le défi?
N.F.: On a été obligé de se préparer à une telle éventualité depuis l’année passée après une première décision de justice en notre défaveur. Ensuite, après avoir gagné le recours, on avait mis cette option entre parenthèses. Maintenant, l’option multicoques se précise, bien qu’il soit encore trop tôt pour se prononcer.
Les représentants d’Alinghi et Oracle doivent se rencontrer cette semaine et on devrait savoir tout prochainement si le duel se fera sur des multicoques ou des monocoques.
Oracle a le droit de nous défier en tant que challenger officiel mais ça ne signifie pas qu’il peut nous imposer tout et n’importe quoi. Alinghi reste le Defender de la Coupe de l’America. Nous conservons le choix du site et nous gardons beaucoup d’influence sur le prochain événement. Dans tous les cas, nous serons capables de réagir et de relever le défi.
swissinfo: Pour les marins, qu’est-ce que cela impliquerait de passer d’un monocoque à un multicoque?
N.F.: En 2008, après le premier jugement favorable à Oracle, on a beaucoup navigué sur des multicoques. Cette année, quoi qu’il arrive, ce sera également une priorité. Sur les très gros multicoques, c’est encore différent mais je ne pense pas qu’il y ait un problème d’adaptation fondamentale pour les marins d’Alinghi. Nos tâches restent sensiblement les mêmes.
swissinfo: La perspective de naviguer sur un catamaran de 90 pieds (environ 27-28 mètres), est-ce que c’est quelque chose qui donne des sueurs froides aux marins et aux ingénieurs?
N.F.: C’est effectivement un énorme défi technologique. Pour les designers, le challenge est assez incroyable. Les marins devront se méfier des énormes forces et tensions qui se développent sur ces bateaux. Les erreurs peuvent devenir rapidement dangereuses. Mais ça ne ne nous fait pas peur.
Interview swissinfo: Samuel Jaberg
Challenger. En juillet 2007, à la suite de la victoire d’Alinghi lors de la 32e Coupe de l’America à Valence, Ernesto Bertarelli, patron d’Alinghi, choisit le défi espagnol comme «challenger de référence» pour la 33e édition de la compétition. Oracle accuse l’équipe suisse d’avoir fixé des règles inéquitables en leur faveur.
Deed of Gift. Se basant sur le «Deed of Gift» le document fondateur de l’épreuve, Oracle estime que le club représentant le défi espagnol est fictif et ne répond pas à l’obligation d’organiser une régate annuelle en mer.
Procès. Au terme d’une longue procédure et de décisions de justice contradictoires, la Cour d’appel de l’Etat de New York donne raison à Oracle le 2 avril 2009 et oblige Alinghi à négocier avec le défi américain les modalités de la prochaine Coupe de l’America.
Multicoques. Oracle a déjà manifesté son intérêt d’organiser un duel contre Alinghi sur des multicoques en 2010 à Valence. Ce serait une première dans l’histoire de la compétition. Les 18 autres équipes seraient réduites au rôle de spectatrices.
Mythe. La Coupe de l’America est le trophée le plus fameux et le plus ancien du monde de la voile. Elle est remise au vainqueur d’une série de régates disputées entre l’embarcation qui détient la Coupe (le defender) et l’embarcation qui la défie (le challenger).
L’America. La compétition, disputée pour la première fois en 1851 en Angleterre, fut remportée par l’America, un voilier du Yacht Club de New York. Ce club est resté détenteur de la Coupe pendant 132 ans, jusqu’en 1983.
Alinghi. En battant le defender néo-zélandais en 2003, Alinghi a pour la première fois ramené le trophée sur sol européen. En 2007, le défi suisse a conservé son aiguière d’argent en battant une nouvelle fois le Team New-Zealand, à Valence.
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