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La cuisine, une chimie du goût

«Langoustines en mouvement», entre terre et mer, le flux et le reflux des vagues balaie les langoustines d'arômes inédits. Denis Martin

Dans notre quotidien, la chimie s’incarne partout, et en particulier dans notre assiette. Car la cuisine, la transformation des aliments, c’est de la chimie. Les tenants de la cuisine moléculaire l’ont parfaitement compris. Rencontre à Vevey avec le chef suisse étoilé Denis Martin.

Une pièce rectangulaire, avec une longue table en son centre, des tubes en verre, des bécher ou encore des pipettes qui garnissent les étagères. Un laboratoire comme un autre. Ou presque. Sur le mur, les inscriptions griffonnées au stylo, bribes de recettes, laissent entrevoir quelques secrets du lieu. L’antre n’est pas celle d’un chimiste, mais d’un cuisinier. «Je me suis offert ce laboratoire pour mes 40 ans de cuisine», note Denis Martin.

40 ans que ce chef, doublement étoilé au Guide Michelin et 18/20 au GaultMillau, pratique l’art culinaire. Ceci, avec un désir d’évolution perpétuelle, qui a poussé ce compositeur gustatif à se lancer dans la cuisine moléculaire. Et à en devenir un illustre représentant. Bien qu’il n’apprécie guère le terme de moléculaire, qui dissimule le cliché de préparations fumeuses.

Car Denis Martin est d’abord un cuisinier, et non pas un professeur tournesol loufoque. «Toutes les cuisines sont moléculaires, mon but est de réaliser des plats plus travaillés. J’ai toujours aimé tout transformer», note-t-il. Transformer, mais pas dénaturer. Si le chef s’amuse avec les produits et les techniques, les additifs par contre sont absents du répertoire de 27 plats qui composent le menu de son restaurant.

Simplicité et rapidité

Comme plusieurs représentants de la cuisine moléculaire, notamment le célèbre chef espagnol Ferran Adrià, Denis Martin tient ses bases de la cuisine classique. Les techniques, les secrets chimiques qui permettent de mieux jongler avec les métamorphoses des produits sont venus plus tard. Un peu comme le laboratoire qui s’est accroché à la cuisine. Ce lieu, où étonnamment les cris ne résonnent pas, les casseroles ne débordent pas et les cuisiniers ne s’agitent pas en tous sens.

Aux fourneaux du restaurant du Château à Vevey, alors que l’heure est au service des menus, le calme règne, les cuisiniers vaquent à leurs tâches, placides. Sans aucun doute, le fait de comprendre les processus physico-chimiques qui agissent sur les aliments cryogénisés, cuits ou bouillis, permet de se simplifier la vie.

«Le micro-ondes, par exemple, est un objet extraordinaire, il permet notamment de cuire du poisson, des fruits de mer, en quelques secondes. Vous mettez un saladier rempli de moules et recouvert d’un papier film 10 secondes au micro-onde et c’est prêt», relève Denis Martin. En effet, le principe du micro-ondes est de chauffer uniquement les molécules d’eau. Ce qui permet d’avoir une cuisson équivalente à celle faite à la vapeur, mais en plus rapide. Ainsi, le chef, utilise cet outil quotidiennement. Il lui sert à confectionner des gâteaux au chocolat en quelques secondes ou encore, à réaliser la ludique éponge à saucer. «C’est de la pâte à biscuit génoise, composée d’œufs de farine et d’eau, mise quelques secondes au micro-ondes. Avec l’air que contient la pâte et la vapeur d’eau qui va pousser la masse, selon le principe du soufflé, cela fait la texture d’une éponge», relève le chef qui a fait de l’humour en cuisine sa ligne directrice.

Améliorer la saveur

Mais les rouages de la chimie ne permettent pas seulement au cuisinier de mettre un peu de fantaisie dans les plats et de badiner avec les textures. Ils offrent aussi la possibilité de développer de nouvelles techniques, pour améliorer la saveur des produits.

L’azote liquide par exemple, à moins 196 degrés, permet de congeler instantanément les aliments sans endommager leurs cellules. La crème du vacherin glacé, réalisé en quelques secondes sous nos yeux, se fait alors lisse et onctueuse. Et la coque réfrigérée aux pommes vertes de «Silicone- Valais» (dessert à l’apparence de prothèse mammaire qui dissimule en son sein des montagnes de mascarpone) conserve parfaitement le goût acidulé et rafraîchissant de la Granny Smith. «J’utilise des techniques diverses, mais le plus important reste le goût, j’aime travailler sur des associations improbables. D’ailleurs mes collègues me surnomment Otis (marque d’ascenseur), car chez moi les goûts apparaissent étage par étage», relève Denis Martin.

Séparer l’odeur du goût

Pour développer ses amalgames et ses superpositions de saveurs, Denis Martin travaille aussi avec un évaporateur SAFE. Un appareil en verre encore très rare dans les cuisines, qui fonctionne avec l’azote liquide et sépare les molécules sapides (goût), des molécules odorantes. Cet outil, surtout utilisé pour les centres de recherche d’arômes et de parfums, permet de sélectionner les molécules aromatiques pour en faire des distillats.

Des condensés de goût à l’état pur, car comme le souligne Denis Martin, «le goût c’est 95% le nez et 5% la bouche, les cuisiniers peuvent donc s’assimiler à des parfumeurs.» Et par le procédé de l’évaporateur, les parfums se révèlent particulièrement savoureux. «Par exemple, de cette façon, en bouche, la menthe fraîche aura le goût de l’odeur qu’elle dégage lorsqu’on la cueille dans le jardin», relève le chef. Denis Martin use de l’appareil pour dégager des arômes de grande qualité.  Mais aussi pour jongler avec les apparences. Dans son plat «langoustines en mouvement», les distillats incolores de betterave rouge et de bourrache délicatement déposés sur les langoustines créent la surprise en bouche.

Le chef apprécie modifier les ingrédients, les arranger pour les élever au rang d’œuvre d’art, composer des plats savoureux qui ressemblent à des toiles. Mais dans sa cuisine, comme dans de nombreuses autres, il n’y a pas d’alchimie. Seulement de la chimie, de la cuisine, des idées et du savoir-faire.

Parcours. Denis Martin est né le 5 décembre 1956 à Aigle, dans le canton de Vaud. Il a effectué son apprentissage de cuisinier dans un restaurant classique à Villars-sur- Ollon. Puis, dans le Chablais, il ouvre son premier restaurant à l’âge de 25 ans à Massongex près de Monthey, dans le canton du Valais. Il est déjà qualifié d’enfant terrible de la cuisine suisse.

Evolution. Il prend la tête du restaurant du Château à Vevey (canton de Vaud), dans les années 90. Il intègre alors le cercle des cuisiniers moléculaires. Il s’inspire de son célèbre ami, le chef espagnol Ferran Adrià, qui tient le restaurant El Bulli (3 étoiles au Guide Michelin) sur la Costa Brava.

Etoilé. Son restaurant bénéficie depuis 2007 de 2 étoiles au Guide Michelin et de 18/20 points au GaultMillau. Le chef s’est élevé au rang de star de la cuisine du troisième millénaire. D’ailleurs son menu de 27 plats, se déguste au prix de 350 francs.

Humour. Denis Martin dit avoir mis 25 ans à trouver sa ligne. Désormais, il l’a définie, et c’est l’humour en cuisine. Pas étonnant de la part d’un chef qui a pour logo la signature en forme de bonhomme qu’il a conservée depuis l’âge de 13 ans. Sur les tables de son restaurant, il a déposé des vaches à meuh (petite boîte qui lorsqu’on la retourne reproduit le bruit d’une vache). Ce qui permet selon lui de décoincer ses hôtes dès leur arrivée.

Nouvelle cuisine. La cuisine évolue constamment et plusieurs courants se développent. Dans les années 1970, il y a eu  ce qu’on a caractérisé de « nouvelle cuisine». Elle préconisait un retour à la simplicité, privilégiant les saveurs originelles avec des cuissons simples.

Gastronomie moléculaire. A la fin des années 80, le physicien anglais Nicholas Kurti et le physico-chimiste français Hervé This ont développé la notion de gastronomie moléculaire. Il s’agit alors d’étudier les phénomènes physiques mis en œuvre lors de la préparation des plats. De nouvelles techniques et méthodes culinaires apparaissent. On voit par exemple que l’azote liquide à -196 degrés peut servir à effectuer glaces et sorbets.

Cuisine évolutive. Plusieurs cuisiniers s’inspirent de la gastronomie moléculaire. Au 21ème siècle, c’est le chef Ferran Adrià avec son restaurant El Bulli, qui va s’imposer comme le pape de la cuisine moléculaire. Aujourd’hui, on parle plus de cuisine évolutive que moléculaire.

Critiques. De tous temps, plusieurs critiques se sont élevées contre cette cuisine, soulevant la question de l’impact des agents gélifiants ou encore de l’azote liquide sur la santé et dénonçant une cuisine peu nutritive.

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