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Retour posthume de Soljenitsyne en Suisse

«Bain de foule» à Zurich, le 16 mars 1974, un mois après l’arrivée de Soljenitsyne en Suisse. Keystone

A Genève, la Fondation Bodmer place le «géant» russe dans son panthéon littéraire avec une exposition de six mois. Plus de 2000 pages autographes, des photos et des objets. Avec un catalogue aussi monumental que l’œuvre du Prix Nobel.

«Notre histoire compte deux épisodes suisses: l’exil de la famille de 1974 à 1976 en Suisse, le pays qui avait accueilli Lénine autrefois, et, aujourd’hui, cette exposition initiée par la Fondation Bodmer, le seul musée de manuscrits au monde», résume Natalia Dimitrievna Soljenitsyne.

La veuve de l’écrivain se dédie à l’énorme tâche de la publication des œuvres complètes de son génie de mari, dont de nombreux inédits. «Trente volumes sont déjà publiés mais il a écrit probablement des dizaines de milliers de pages», a-t-elle confié lors de la présentation de l’exposition.

Intitulée «Soljenitsyne, le courage d’écrire», l’exposition comprend notamment la masse intimidante des 466 feuillets autographes de L’Archipel du Goulag (1958-1968) et des 476 de Novembre 16 (1984-1987).

Un prêt sous haute surveillance

Mais comment a-t-il été possible de convaincre cette femme d’acier, à la beauté froide mais souriante, de laisser sortir L’Archipel du Goulag du Fonds Soljenitsyne, sis dans l’appartement moscovite de la famille avant son exil en Suisse?

Il fallait pour cela la force de conviction de Georges Nivat, commissaire de l’exposition, ami personnel du Prix Nobel de littérature et traducteur de certains textes en français. «Oui, cela a dû coûter à Natalia Dimitrievna de lâcher des manuscrits uniques, mais leur retour dans six mois a été solidement garanti», explique le professeur émérite de l’Université de Genève. Une affaire «complexe» sur le plan logistique, «car les Russes avaient été échaudés par une demande de restitution d’œuvres russes exposées à la Fondation Gianadda de Martigny».

Georges Nivat est aussi l’auteur du monumental catalogue de 536 pages, réunissant des archives personnelles d’Alexandre Soljenitsyne, divers textes, correspondances, articles de journaux, le tout richement illustré et magnifiquement mis en page par les Editions des Syrtes. Un chef d’œuvre en soi.

L’écriture comme un combat

C’est encore Georges Nivat qui a proposé à la Fondation Bodmer, qui fête ses quarante ans cette année, de rendre hommage à un homme qui a conçu l’écriture «comme un combat irréductible au nom de tous ceux à qui la vie a manqué pour raconter ces choses», selon les mots de son directeur, Charles Méla.

Prisonnier du goulag de 1945 à 1953, «Soljenitsyne a mené une lutte clandestine, puis ouverte, au nom de la vérité, pour révéler au monde une entreprise de servitude sans précédent», ajoute M. Méla. Avec le Prix Nobel 1970, la fondation se dote enfin d’un «pilier russe du 20e siècle», pour six mois aux côtés d’Homère, de Dante, de Goethe et de Shakespeare.

Au sous-sol du bâtiment signé Mario Botta à Cologny, les quelques 2000 documents sont mis en scène avec une habileté empreinte de gravité et d’élégance grâce à un éclairage en clair-obscur. Une atmosphère de crypte qui pousse à parler bas.

Une longue paroi-album de photos, des bornes de textes explicatifs, des vitrines contenant des manuscrits, de minuscules «samizdat» (tapuscrits diffusés clandestinement), des éditions originales, des lettres, des articles de presse, des documents de famille.

Mais aussi quelques objets personnels: crayons, lunettes, loupe, plutôt des outils de travail dirons-nous. Mais aussi la veste molletonnée du goulag et… un quignon de pain empoché (on ne sait jamais…) lors d’une arrestation et pieusement conservé.

La saga de «L’Archipel du Goulag»

Par mesure de sécurité en cas de descente policière, Alexandre Soljenitsyne ne gardait que des versions dactylographiées de ses textes. Généralement brûlés une fois tapés, ses manuscrits «russes» sont donc rares.

A la notable exception de L’Archipel, la première «cathédrale» littéraire de Soljenitsyne, selon Georges Nivat, qui a «échappé à sa méthode absolue de destruction de manuscrits». Les tribulations de ce livre «lancé comme une torpille contre le régime soviétique» sont à l’image du combat mené par son auteur.

En fait, raconte Georges Nivat, le texte a été rédigé dans une certaine tranquillité lors d’un séjour chez un ancien codétenu estonien et y est resté caché vingt ans. Il a été passé en France en 1968 sous forme de microfilm, «une petite chose grande comme une phalange»!

Mais la saga prend un tour tragique en 1973, poursuit le professeur genevois, lorsque la dactylographe bénévole qui avait conservé un exemplaire du livre à l’insu de l’auteur s’est pendue, après une perquisition du KGB qui a confisqué le texte. Ce qui a décidé l’écrivain à publier le livre à Paris. Ce qui a causé son arrestation et son exil en Occident, soit sa premier sortie d’URSS, si l’on excepte la 2e Guerre mondiale.

Et voilà qu’on peut voir de ses yeux à Genève ces feuillets couverts d’une écriture calme et ferme qui, avec une patience de fourmi, a contribué à la déconstruction d’un empire concentrationnaire.

Ironie de l’histoire, «Alexandre Soljenitsyne – Le courage d’écrire» figure, avec par exemple un spectacle du Bolchoï, sur le programme officiel organisé cette année par l’ambassade de Russie en Suisse pour célébrer 65 ans de relations diplomatiques bilatérales. «Nous n’avons rien reçu, sinon des encouragements», se défend Gorges Nivat, avec un petit sourire.

1918: naissance dans le Caucase, six mois après le décès accidentel de son père; suit des études de maths et physiques avant d’être mobilisé dans l’Armée rouge (1941-1944) et promu capitaine.

1945: condamné à 8 ans de camps de travail pour une correspondance critique sur Staline.

1953-1957: Relégué au Kazakhstan, opéré d’une tumeur cancéreuse en 1955 et s’installe à Riazan (200 km de Moscou) où il enseigne.

1958-1968: rédaction en trois étapes de L’Archipel du Goulag.

1962:Une journée d’Ivan Denissovitch paraît dans la revue Novy Mir.

1968: publication à l’étranger du Pavillon des cancéreux et du Premier Cercle. Rencontre de sa 2e femme Natalia Dmitrievna.

1969-1991: rédaction de La Roue rouge (6600 pages).

1970: Prix Nobel de littérature.

1974: après la publication de L’Archipel du Goulag à Paris en 1973, déchu de sa nationalité et se rend à Zurich, puis en 1976 aux Etats-Unis.

1978-1981: publication d’une partie des Œuvres complètes.

1994: retourne en Russie après la chute du communisme.

2006: début de la nouvelle collection des Œuvres complètes en 30 volumes.

2008: meurt d’un malaise cardiaque.

«Alexandre Soljenitsyne – Le courage d’écrire», jusqu’au 16 octobre 2011, Fondation Martin Bodmer, 19-21 route du Guignard, Cologny (Genève).

Commissaire: Georges Nivat.

Muséographie et mise en scène: Elisabeth Macheret

Partenaires: Fondation Neva (Genève) visant à renforcer les liens entre la Russie et la Suisse; République et canton de Genève, Loterie romande; Swiss Development Group.

Catalogue de 536 pages, Alexandre Soljenitsyne – Le courage d’écrire, Georges Nivat; édité et offert par les Editions des Syrtes, Paris.

Ce riche Zurichois (1899-1971) a commencé dès l’âge de 16 ans à créer une bibliothèque de littérature universelle.

1942: nommé président du Comité international de la Croix rouge (CICR), il installe sa collection à Genève.

Après avoir accumulé quelque 150’000 pièces, du plus ancien exemplaire connu de l’Évangile selon saint Jean jusqu’aux épreuves de Proust, en passant par les éditions originales de Don Quichotte, du Faust de Goethe, il a fait don de sa collection à la Fondation qui porte son nom.

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