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«Il faut inventer la nouvelle Nouvelle Vague»

Produit par Martine Marignac, «Ne touchez pas à la hache», adaptation de «La Duchesse de Langeais» de Balzac par Jacques Rivette, est sorti en 2007.

A Locarno, la Française Martine Marignac s'est vu remettre le Prix de la meilleure productrice indépendante. Travaillant avec Godard ou Rivette, elle espère que l'avènement du numérique permettra au cinéma de se réinventer. Interview.

Six heures, 23 minutes. Combien seront-ils ceux qui, à Locarno, assisteront vendredi à la projection de la version intégrale de Jeanne la Pucelle? Signé Jacques Rivette, le film, avec Sandrine Bonnaire en Jeanne d’Arc, a été produit par Pierre Grise Productions, la société de Martine Marignac.

Enfant de la Nouvelle Vague, comme elle se décrit elle-même, elle a reçu jeudi soir à Locarno le Prix 2009 du Meilleur producteur indépendant. Productrice plus exactement, puisque, une fois n’est pas coutume, comme le remarquait le directeur du festival Frédéric Maire, les femmes sont nombreuses sur la liste des lauréat(e)s.

«Martine Marignac a toujours défendu l’idée d’un cinéma d’auteur fort. Je tenais à lui rendre hommage avant mon départ», a déclaré Frédéric Maire. De sa belle voix de fumeuse, la productrice française, qui a contribué à écrire une page de l’histoire du cinéma, préfère quant à elle parler de l’avenir.

swissinfo.ch: Locarno vous récompense en tant que meilleure productrice indépendante. Quelle signification a pour vous l’indépendance?

Martine Marignac: C’est l’essentiel! L’indépendance, cela signifie avant tout différence par rapport à un cinéma plus lié à des grands groupes financiers.

Au niveau intellectuel, l’indépendance est une valeur clé. D’une façon assez générale, on peut considérer en Europe que tout metteur en scène, quel que soit son mode de financement, est indépendant. Le cinéma européen laisse à l’ensemble des réalisateurs, quelle que soit la nature de leurs films, une assez grande marge de manœuvre.

On est loin du système hollywoodien d’avant-guerre ou du système soviétique. Au-delà des différences idéologiques, ils se ressemblaient car le producteur était le patron absolu des films. Aujourd’hui en Europe, ce type de production n’existe plus dans le cinéma. Ce qui n’est pas le cas de la télévision, où on trouve des productions, y compris de fiction, qui sont totalement formatées par les chaînes qui les produisent.

swissinfo.ch: Pour les cinéastes, la télévision a de longue date été un partenaire, certes plus ou moins respectueux de leur liberté artistique. Quel rôle joue-t-elle aujourd’hui?

M.M.: Pour le cinéma français, l’arrivée de Canal+ a constitué une énorme bouffée d’air frais, car c’était une chaîne dédiée au sport certes, mais aussi au cinéma. Cela a permis de financer une grande diversité. Mais cette époque est révolue, ou en voie de l’être.

Les chaînes continuent à assurer leur part de la clause de diversité – c’est comme ça qu’aujourd’hui on nomme les films à petits et moyens budgets et les films d’auteur -, et heureusement, car sinon, personne ne les financerait. Quant à l’investissement d’Arte, il est à saluer, mais il ne correspond pas à la réalité de la demande.

En fait, ce qui ne fonctionne plus, c’est la complémentarité entre les chaînes privées, publiques et grand public. On a maintenant le sentiment que toutes courent après la même chose. La course à l’audience est l’élément moteur.

swissinfo.ch: Et si la réaction venait du public, lassé de ce formatage?

M.M.: On nous explique que le cinéma fait de moins en moins d’audience à la télévision. Mais en même temps, il y a de moins en moins de diversité! Les films sont rediffusés trois fois, dix fois! Comment voulez-vous que les gens aient envie de continuer à regarder? Ils se lassent. C’est un cercle vicieux. Plus l’offre est pauvre, plus le public se désintéresse.

Il se dirige vers d’autres médias, comme Internet ou les chaînes thématiques. Aujourd’hui, les médias généralistes ne sont plus en phase, et ils le seront de moins en moins, avec l’évolution actuelle du paysage audiovisuel.

swissinfo.ch: Au niveau politique, l’Union européenne a mis sur pied le programme MEDIA pour soutenir le cinéma. Une bonne chose selon vous?

M.M.: Je n’ai aucune envie de critiquer ce qui a été mis en place pour soutenir le cinéma, que ce soit en France ou en Europe. Ces systèmes ont permis d’éviter un effondrement radical. Mais s’orienter vers un cinéma assisté n’est pas vraiment souhaitable, car on connaît les effets pervers de ce système. En fait, la une crise réelle: on ne répond plus d’une manière satisfaisante aux attentes du public.

swissinfo.ch: La Nouvelle Vague justement s’est approprié les moyens de produire le cinéma. Elle a postulé que l’argent ne devait pas être un obstacle, qu’il fallait tourner par tous les moyens. Une démarche encore possible aujourd’hui?

M.M.: Ce qu’il faut inventer, c’est la nouvelle Nouvelle Vague. Elle découlera peut-être de la révolution numérique. Les metteurs en scène de la Nouvelle Vague ont inventé une nouvelle manière de faire du cinéma, en allant dans la rue et en faisant sortir la caméra des studios, ce qui leur a donné plus d’indépendance puisque leurs films coûtaient alors moins cher. Techniquement, ils ont été aidés par l’apparition du son direct.

Or aujourd’hui, nous vivons les derniers moments du support argentique, qui va être remplacé par le numérique. Cela entraînera bien sûr des modifications esthétiques, mais aussi des changements économiques dans la manière de faire du cinéma.

Carole Wälti à Locarno, swissinfo.ch

Débuts. Après des études en philosophie et esthétique du cinéma à Paris, Martine Marignac a d’abord travaillé comme attachée de presse.

Nouvelle Vague. Cela lui donne l’occasion de côtoyer des réalisateurs de la Nouvelle Vague, dont Truffaut et Godard, et des cinéastes italiens comme Ettore Scola ou Marco Bellocchio.

Production. Au début des années 1980, elle se lance dans la production en créant une société coopérative, La Cecilia.

Rivette. Elle produit alors Passion de Godard, Golden Eighties de Chantal Akerman ou Le Pont du Nord de Jacques Rivette (La Religieuse, La Belle Noiseuse), dont elle est la productrice attitrée depuis une trentaine d’années.

Cinéma indépendant. Martine Marignac dirige aujourd’hui Pierre Grise Productions, une société qui est une partenaire important pour le cinéma indépendant français et européen.

Co-productions. Sa filmographie compte également bon nombre de co-productions internationales, dont Hors saison, du réalisateur suisse Daniel Schmid.

Le Prix Raimondo Rezzonico du Festival international du film de Locarno récompense chaque année un producteur qui se distingue par l’indépendance de son travail.

Il a été instauré en 2002 en mémoire de celui qui fut l’«âme» et le président du festival locarnais pendant près de 20 ans, Raimondo Rezzonico.

Parmi les précédents lauréats figurent notamment le Portugais Paulo Branco (Raoul Ruiz, Alain Tanner), la Suissesse Ruth Waldburger (Godard, Silvio Soldini), le Britannique Jeremy Thomas (David Cronenberg, Stephen Frears).

L’an dernier, c’est l’Américaine Christine Vachon (Larry Clark, Todd Haynes) qui a été récompensée par ce prix.

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