La voix de la Suisse dans le monde depuis 1935

Le dernier chapitre de la trilogie migratoire de Sylvain George à Cannes

Un enfant fume contre un mur.
Un enfant défini par sa race est souvent considéré comme «sauvage» et dangereux, selon Sylvain George. Visions du Réel

Le documentaire du réalisateur français Sylvain George, «Nuit obscure - Ain't I a Child?», concourt cette année au Festival de Cannes dans la catégorie Acid, dédiée aux œuvres audacieuses. Début avril à Nyon, l’auteur s’est confié à swissinfo.ch lors de la projection en avant-première de son film au festival Visions du Réel.

Réalisateur de documentaires et philosophe, Sylvain George conclut avec ce nouveau film sa trilogie consacrée aux politiques migratoires avec un titre, partiellement en anglais, emprunté à un discours emblématique de l’abolitionniste et militante afro-américaine des droits civiques Sojourner Truth, intitulé «Ain’t I a Woman».

Cette coproduction helvético-franco-portugaise soulève plus de questions qu’elle n’apporte de réponses. Qu’est-ce que l’enfance? Qui peut s’en prévaloir? Qui est protégé? Qui est mis de côté?

Pour ses films, Sylvain George a suivi des enfants migrants. Les deux premiers volets de sa trilogie – «Au revoir ici, n’importe où» (2023) et «Feuillets sauvages (Les brûlants, les obstinés)» (2022) – avaient été tournés à Melilla, enclave espagnole au Maroc et zone frontière entre l’Afrique et l’Europe. Selon lui, «l’enfant a toujours été réduit à une personne qu’il faut ‘sauver’, victime à qui l’innocence de sa jeunesse a été refusée».

Il ajoute que ces enfants, considérés en fonction de leur race, sont régulièrement jugés comme «sauvages» et dangereux. «Pensez à Nahel Merzouk, 17 ans, abattu par un policier en France en 2023 pour n’avoir pas eu de permis de conduire. On ne l’a pas traité comme un mineur en danger, mais comme une menace immédiate à neutraliser».

Ces jeunes migrants vivent une enfance marquée en grande partie par le contrôle et l’abandon. «Le film questionne sur ce qui est visible. Car des mesures d’ordre politique les rendent en effet hypervisibles, mais les invisibilisent totalement en même temps. Et lorsqu’ils disparaissent, ils ne sont plus qu’une statistique qui ne laisse aucune trace».

>> Bande-annonce de «Nuit obscure – Ain’t I a Child?»:

Contenu externe

Révolte dans les limbes

Dans les deux premiers volets, on suit ces enfants dans leur quotidien à Melilla. On les distingue cacher leurs affaires sous des grilles d’égout, jouer, se bagarrer entre eux, nager, escalader les murs fortifiés et les barbelés de la ville, narguer les agents la nuit.

Ils essaient de se forger une vie dans les limbes. Dans un espace de transit entre leurs terres natales et l’Europe qu’ils rêvent de rejoindre. Sylvain George filme ces enfants révoltés et confrontés à des réflexes de type capitaliste ou colonialiste, en butte aussi à un quotidien axé sur le travail et les loisirs, et supportant difficilement la loi et l’ordre.

Dans «Ain’t I a Child?», sa troisième partie, les personnages centraux qui apparaissent dans les deux volets précédents, Mallik, Mehdi et Hassan, arrivent à Paris. «Je n’avais pas l’intention de tourner ce film en Europe. Mais j’avais gardé contact avec plusieurs des personnes que j’avais filmées à Melilla. Un jour, Mallik m’a appelé pour me dire qu’il était à Paris. Beaucoup de ces jeunes étaient arrivés en fait en ville», détaille-t-il.

Entamé en 2021, le tournage a duré deux ans. En côtoyant ces jeunes, Sylvain George a aussi découvert des endroits de sa ville natale, Paris, dont il ignorait tout simplement l’existence. «J’interroge le mythe de l’arrivée dans une ville, car pour eux il ne s’agit que d’un espace de plus à franchir. Avec un seuil de violence qui ne fait que se déplacer d’un endroit à un autre en attendant qu’on efface leurs vies, qu’on cache leurs existences».

Gravitant dans le quartier de la tour Eiffel, ces enfants donnent une vision différente de la Ville Lumière. Paysage aliénant et purgatoire où chaque bâtiment abandonné, grille d’égout, bateau sur la Seine ou parc peut devenir la nuit lieu de refuge. Les souvenirs de la tour Eiffel sont donc fortement dilués et ne reflètent que le mirage iconique de la ville.

Un jeune vu de dos regarde la tour Eiffel dans la nuit.
Scène tirée de «Nuit obscure – Ain’t I a Child?» Visions du Réel

La migration est une longue route

L’ancien travailleur social et étudiant en philosophie qu’il a été s’est nourri aussi des écrits de Walter Benjamin ou Jacques Rancière pour placer son œuvre dans un cadre éthique. Sa trilogie, qui dure au total une dizaine d’heures environ, adopte de ce fait des rythmes cinématographiques plus lents et davantage propices à l’observation.

Des séquences de la vie quotidienne sont répétées au lieu d’un récit classique et dramatique. Pas de place pour du sensationnalisme ou des excès de pathos, sachant que ces enfants affrontent une succession de nuits sans fin. Son rythme contraste avec les représentations de l’immigration faites de drames et de gros titres sur des situations présentes. «La lenteur invite à regarder les choses différemment, à saisir la temporalité de l’exil, de l’errance, où tout déplacement est suspendu à une attente. La migration n’est pas une trajectoire linéaire, elle tourne en rond, fait des pauses, modifie la frontière en un espace mouvant», dit-il.

Rien à voir avec des films comme par exemple «L’Histoire de Souleymane», réalisés sur un rythme effréné, avec une narration dramatique générant de l’empathie. «Ces films usent des mêmes grilles que l’ennemi. Ils ne sont pas politiques. Ils s’appuient sur la transparence et le témoignage sans tenir compte de la violence structurelle de la législation européenne», explique-t-il.

Sylvain George
Sylvain George lors d’une séance photo au 76e Festival du film de Locarno en 2023, où il a présenté le deuxième volet de sa trilogie, «Nuit obscure – Au revoir ici, n’importe où». Keystone / Jean-Christophe Bott

Ne pas filmer les enfants de haut

La façon qu’il a de filmer ces enfants casse en effet les codes et les frontières. «Lorsque je réalise une image avec l’un d’eux, je ne veux pas d’une vue d’en haut. En travaillant avec eux, j’ai appris aussi leurs réactions aux contrecoups de la politique européenne».

Dans ses documentaires, on voit les enfants se chamaillant, fumant de l’herbe, fouillant les poubelles en quête de nourriture ou sinon de briquets. On les voit discutailler de petits larcins comme les vols de téléphone pour évaluer quels risques ils encourent d’un point de vue judiciaire. Et en quoi ces vols à la tire pourraient compromettre leur demande pour devenir des citoyens européens. Il n’y a rien de glamour là-dedans, plutôt des petits calculs pour leur survie. Ce film déconstruit l’association entre enfant et victimisation et révèle comment ces actes de survie sont des gestes de résistance.

«Dans l’actualité, les migrants sont souvent décrits comme une catastrophe naturelle. En France, le Premier ministre a parlé de ‘cataclysme’ et de ‘vagues’. Dans mon œuvre, je questionne aussi ce vocabulaire nautique. Faisant face à des frontières poreuses, ces enfants, sans vouloir de rupture, refusent de suivre le courant dominant. Leurs traversées révèlent aussi les divisions qui existent en Occident. L’absurdité du système apparaît ainsi quand on les voit tourner autour de la police pour mieux la narguer».

Ces enfants viennent pour la plupart des banlieues des villes marocaines de Marrakech et de Fès. «Beaucoup ont vécu dans l’extrême pauvreté sous la monarchie et la dictature. Lorsqu’ils décident de fuir, ils sont conscients des risques qu’ils encourent. Car franchir les frontières de l’Europe est en soi une décision politique. Et quand ils allument un feu dans la rue pour se réchauffer ou cuisiner, l’acte est révolutionnaire».

>> Bande-annonce de «Feuillets sauvages (Les brûlants, les obstinés)» (2022), le premier chapitre de la trilogie «Nuit obscure»:

Contenu externe

Jeanne d’Arc convoquée

Des gros plans en noir-blanc, bien flashy, cadrent ces jeunes, qui sont autant de figures sacrales et nocturnes, tout au long de «Ain’t I a Child?». Sylvain George les compare à Jeanne d’Arc. «Utilisée certes comme une figure symbolique par l’extrême-droite, c’est aussi une incarnation de la jeunesse pour avoir refusé la réalité qu’on avait voulu lui imposer. Et pour forger la sienne propre. Elle a été impatiente, animée du même désir que ces jeunes ont dans mon film: détruire le monde et en construire un nouveau».

Jouer est un mode de survie créatif pour contourner l’hostilité dont ils font l’objet. Dans la dernière partie du film, Fantasia, Mallik et son ami s’amusent près d’un feu avec des masques de superhéros et capes en aluminium. «C’est entre la fiction et la fable. Seul un enfant peut transformer un iPhone en vaisseau spatial. Les masques permettent ici de dire je refuse d’être vu, c’est à la fois un jeu et un bouclier», analyse le réalisateur.

Ce film contient aussi des passages où l’intimité est puissante. Quand Mallik évoque par exemple avec son ami leurs dures réalités, des souvenirs liés à leur traversée et à leur détention en Europe. On les observe également rallumant une flamme avec du désinfectant sur leurs mains. «Ces actes deviennent aussi un moyen d’exprimer la manière dont ils sont brûlés à l’intérieur, de douleur et de désir», résume Sylvain George. Pour lui, chaque image doit rester dynamique, dialectique, opposée. «Il est important de présenter les choses ainsi pour échapper aux limites imposées par une définition figée de la victimisation. Je fais des films qui interrogent dans une révolution permanente».

>> Trailer de «Au revoir ici, n’importe où» (2023), le deuxième chapitre de la trilogie «Nuit obscure»:

Contenu externe

Texte relu et vérifié par Catherine Hickley, traduit de l’anglais par Alain Meyer/dbu

Les plus appréciés

Les plus discutés

En conformité avec les normes du JTI

Plus: SWI swissinfo.ch certifiée par la Journalism Trust Initiative

Vous pouvez trouver un aperçu des conversations en cours avec nos journalistes ici. Rejoignez-nous !

Si vous souhaitez entamer une conversation sur un sujet abordé dans cet article ou si vous voulez signaler des erreurs factuelles, envoyez-nous un courriel à french@swissinfo.ch.

SWI swissinfo.ch - succursale de la Société suisse de radiodiffusion et télévision

SWI swissinfo.ch - succursale de la Société suisse de radiodiffusion et télévision