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L’épopée d’un chantier riche en enseignements

Le train du Gothard, en 1882, lance une nouvelle ère. SBB historic

La ligne ferroviaire du Gothard souffle aujourd'hui ses 125 bougies. Cet ouvrage a marqué l’histoire politique et économique de la Confédération.

Aujourd’hui, sous la montagne, les travaux des Nouvelles Lignes Ferroviaires Alpines (NLFA) vont de l’avant… Regard passé, présent et futur avec l’historien et journaliste tessinois Orazio Martinetti.

swissinfo: Retour dans le passé… Quel a été l’impact de l’ouverture de la ligne ferroviaire du Gothard sur la Suisse en général et sur le Tessin en particulier?

Orazio Martinetti: Un impact très important. Les statistiques sur le trafic des passagers et des marchandises en témoignent. Le tunnel permettait enfin d’effectuer des échanges commerciaux et des déplacements, indépendamment des saisons. Pour l’économie tessinoise, éternellement souffreteuse, cette ouverture vers le nord a constitué une véritable bouffée d’oxygène.

Prenons l’exemple de l’industrie du granit, qui pouvait désormais offrir ses produits au Mittelland, alors en plein essor. Et puis il y a aussi le tourisme, le tertiaire et d’autres secteurs encore, qui ont profité de cette nouvelle voie de communication.

Les wagons du «Gotthardbahn», bondés de touristes alémaniques, allemands et anglais, affluaient au sud des Alpes. Le Tessin était alors considéré comme l’antichambre de la Péninsule et une sorte de terre promise. On imagine dès lors, l’envolée économique qui a coïncidé avec l’ouverture du tunnel.

Et puis, le raccordement ferroviaire a aussi eu un impact politique et symbolique important. Politique d’abord, parce qu’il a parachevé l’intégration du canton au sein de la Confédération. Symbolique aussi, parce l’arrivée du train rimait avec modernité et technologie. Je crois que l’on peut affirmer que le rail a permis de tourner définitivement la page de l’Ancien Régime au sud des Alpes.

swissinfo: Tournons-nous maintenant vers l’avenir: quels développements futurs attendent cette même voie?

O.M.: Je suis un peu pessimiste. L’entretien de ce tronçon coûte une cinquantaine de millions de francs par année aux CFF. Pourquoi investir encore de tels montants lorsque le tunnel de base du Gothard viendra compléter celui déjà existant du Lötschberg?

En d’autres termes, le risque de voir cette ligne tomber en désuétude est bien réel. On pourrait encore espérer la sauver pour en faire une attraction touristique, comme le désirent les cantons d’Uri et du Tessin, qui espèrent la voir bientôt répertoriée au patrimoine mondial de l’Unesco. Mais, je doute fort qu’après les châteaux de Bellinzone et le Monte San Giorgio, un troisième ouvrage dans la région viennent rallonger l’inventaire.

swissinfo: Le massif du Gothard trouve aussi écho dans les mythes populaires. Entre les récits des grands voyageurs d’antan et notre époque, dépourvue de romantisme, quel regard poser aujourd’hui sur ce symbole?

O.M.: Le «romantisme» est souvent le fruit d’une construction a posteriori. En réalité, le percement de la montagne, il y a plus de 125 ans, n’avait rien de romantique. L’achèvement de ce gigantesque chantier a coûté un lourd tribut en vies humaines, il a fait couler beaucoup de sang, causé d’innombrables blessures, mutilations et autres souffrances.

Les rapports des médecins de l’époque sont éloquents et relatent de nombreux incidents tragiques, ainsi que des tensions et des conflits. Evidemment, les premiers voyageurs, des bourgeois et des nobles, ignoraient cette réalité et ne voyaient que la beauté des forêts, des cimes et des neiges éternelles, dans l’attente de découvrir les charmes méditerranéens de l’Italie.

Aujourd’hui, le Gothard est désormais un massif comme tant d’autres, maîtrisé, percé de toutes parts et bafoué par l’homme! Les nouvelles techniques de forage ont littéralement anéanti les Alpes.

swissinfo: Le percement du tunnel du Gothard est lié aux travailleurs étrangers qui ont contribué à sa construction. Quels liens ces immigrés entretenaient-ils avec la population locale? Et quelle est la situation autour du chantier actuel?

O.M.: A l’époque, les journaux faisaient état d’une animosité croissante que les habitants de la région nourrissaient à l’égard des immigrés. Rappelons que de modestes bourgades de montagne, comme Airolo ou Göschenen, s’étaient subitement transformées en petites cités cosmopolites. Un curieux mélange, entre précarité du logement pour les uns et enrichissement, sur fond de spéculation immobilière, pour les autres.

Au cours de ces années, des milliers de travailleurs étrangers étaient arrivés au Tessin. Tous n’étaient pas mineurs, il y a avait aussi des maçons, des ouvriers du bâtiment. Et les gazettes de l’époque rapportaient des faits divers alarmants, qui allaient de la mendicité aux rixes, dans lesquelles brillait parfois quelque lame de couteau.

Quant aux tensions ethniques, rappelons que nous nous trouvions dans le contexte de la montée des nationalismes en Europe. Le seconde moitié du 18ème siècle coïncide aussi avec la grande époque de l’Unità en Italie et celle de l’unification des Etats allemands.

Aujourd’hui, la situation a changé. C’est ce que l’on perçoit sur les chantiers d’Alptransit de Bodio et Polmengo, en Léventine. Le nombre de travailleurs est passé de plusieurs milliers à quelques centaines, qui n’entretiennent que très peu de contacts avec la population locale. Dès qu’ils le peuvent, ces hommes rentrent auprès de leur famille et dépensent très peu d’argent sur place. Par ailleurs, la technologie et la mobilité ont sans doute apaisé les élans xénophobes.

swissinfo: Quels enseignements pouvons-nous encore tirer de l’épopée historique du tunnel ferroviaire du Gothard?

O.M. : Sur le plan technique, je crois que la ligne ferroviaire du Gothard reste un chef d’œuvre de génie civil et d’ingénierie ferroviaire. Les plans dessinés à l’époque sont éblouissants de précision.

Sur le plan historique, l’ouvrage a des relents de sauvagerie digne du Far-West, pour les tensions qui y régnaient et en raison de certains épisodes de violence qui ont marqué sa construction, comme le soulèvement ouvrier de Göschenen, en 1875.

Je pense qu’en Suisse, les cours d’histoire devraient toujours réserver un chapitre au «Gotthardbahn».

Interview swissinfo, Françoise Gehring
(Traduction et adaptation de l’italien: Nicole della Pietra)

1830: ouverture de la route, baptisée la Tremola, sur le sommet du Gothard. La voie permettra le passage des premiers convois postaux entre le nord et le sud de l’Europe.
1882: inauguration du tunnel ferroviaire et traversée des premiers trains à vapeur.
1919-1924: le tronçon est équipé de lignes électriques.
1926: le car postal succède à la diligence postale.
1980: inauguration du tunnel autoroutier du Gothard.

Orazio Martinetti est journaliste et historien. Pendant de nombreuses années, il a assuré la rédaction en chef de l’hebdomadaire «Cooperazione», à Bâle. De retour dans son canton natal, il a repris la direction du journal «area».

Orazio Martinetti a également collaboré à la rubrique culturelle du quotidien tessinois «Giornale del Popolo». Aujourd’hui, il travaille pour Rete Due, la chaîne culturelle de la Radio suisse italienne, RSI.

De plus, l’historien a aussi contribué à l’Archive historique du canton du Tessin. Il est l’auteur de nombreux essais et travaux sur l’histoire du Gothard et la condition sociale des travailleurs de l’époque en particulier.

Les 8 et 9 septembre 2007, les Chemins de Fer Fédéraux (CFF) célébreront le 125ème anniversaire de la ligne du Gothard. Les festivités se dérouleront à Erstfeld et à Biasca, notamment.

Une exposition interactive est réservée au public, qui pourra aussi profiter des portes ouvertes du Centre d’information d’Alptransit à Pollegio.

Plusieurs trains navette circuleront spécialement de part et d’autre du Gothard, entre Erstfeld et Biasca. Des stands d’informations et de jeux attendent aussi les visiteurs.

Avec ses 57 km, le futur tunnel de base des Nouvelles Lignes Ferroviaires Transalpines (NLFA) est le plus long du monde. La ligne, dont l’inauguration avait été initialement prévue en 2011, a été reportée à 2018, en raison de divers retards dans les travaux de percement.

La galerie ferroviaire du Lötschberg, longue de 34,6 km a été inaugurée le 15 juin dernier. Les derniers devis font état d’un coût de 4,3 milliards de francs.

Lors du lancement du projet, la facture totale des deux transversales ferroviaires avait été estimée à 14,7 milliards de francs. Entre temps, le devis a été revu à la hausse et pourrait dépasser les 24 milliards de francs à l’horizon de 2018.

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