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L’invasion russe en Ukraine met en évidence les lignes de fracture de l’ONU

Un General Assembly
Alors que les pays occidentaux ont condamné fermement l’invasion de l’Ukraine, les votes aux Nations unies ont montré que de nombreux Etats ne veulent pas prendre position, notamment la Chine, l’Inde et la plupart des pays africains. Copyright 2022 The Associated Press. All Rights Reserved.

Les nations occidentales condamnent unanimement la guerre menée par la Russie en Ukraine. Mais, dans d’autres parties du monde, la guerre a mis en lumière des lignes de fracture et des allégeances changeantes, ce qui pourrait avoir un impact plus large sur la politique mondiale et les Nations Unies, notamment à Genève.

Si l’Europe, les Etats-Unis, le Canada, l’Australie et le Japon ont fermement condamné la guerre de la Russie en Ukraine, de nombreuses nations n’entendent pas choisir leur camp. A l’instar de la Chine, de l’Inde, des Etats du Golfe et de nombreux pays africains. Mais, au cours des différents votes de l’ONU sur ce conflit (voir encadré), certains ont changé de position. Les Emirats arabes unis et le Sénégal, par exemple, se sont d’abord abstenus, puis ont voté en faveur de la condamnation de la Russie. La Chine et l’Inde, pour leur part, se sont systématiquement cantonnées dans l’abstention. A l’Assemblée générale de l’ONU, les 193 pays membres de l’organisation disposent du droit de vote, mais pas de veto, comme au Conseil de sécurité.

En Suisse, après quelques hésitations initiales en raison de la neutralité du pays, le gouvernement s’est rallié aux sanctions contre la Russie prononcées par l’Union européenne.

Conseil de sécurité de l’ONU, 26 février

  • Membres: quinze, dont cinq permanents disposant d’un droit de veto (Etats-Unis, Royaume-Uni, France, Chine, Russie). Membres non permanents actuels: Albanie, Brésil, Gabon, Ghana, Inde, Irlande, Kenya, Mexique, Norvège, Emirats arabes unis.
  • Résultat: veto de la Russie. Onze membres ont voté pour la résolution. La Chine, l’Inde et les Emirats arabes unis se sont abstenus.

Assemblée générale des Nations Unies, 2 mars

  • Membres: 193. Pas de droit de veto.
  • RésultatLien externe: 141 voix pour, cinq contre (Russie, Biélorussie, Syrie, Corée du Nord, Erythrée) et 35 abstentions. Douze pays n’ont pas voté du tout.
  • Les Emirats arabes unis ont voté pour cette fois-ci. Le Myanmar et l’Afghanistan ont voté pour, mais leurs représentants aux Nations Unies sont issus des anciens gouvernements.
  • Trente-cinq pays, parmi lesquels la Chine, Cuba, l’Inde, l’Iran, le Pakistan, le Bangladesh, le Sri Lanka, l’Afrique du Sud, le Soudan et le Sénégal (qui préside actuellement l’Union africaine), se sont abstenus. Quarante-huit pour cent des abstentions étaient africaines.

Conseil des droits de l’homme des Nations Unies, 4 mars

  • Membres: 47.
  • Résultat: 32 voix pour, deux contre (Russie et Erythrée) et treize abstentions (Arménie, Bolivie, Cameroun, Chine, Cuba, Gabon, Inde, Kazakhstan, Namibie, Pakistan, Soudan, Ouzbékistan, Venezuela). Cette fois-ci, le Sénégal a voté en faveur de la résolution, tout comme les Emirats arabes unis.

Conseil de sécurité des Nations Unies, 23 mars

  • Les quinze membres du Conseil de sécurité n’ont pas réussi à adopter une résolutionLien externe introduite par la Russie qui exigeait un accès humanitaire en Ukraine (mais ne mentionnait pas l’agression russe). Seules la Russie et la Chine ont voté en faveur de la résolution, tandis que les treize autres membres se sont abstenus.

Assemblée générale des Nations Unies, 24 mars

  • Les 193 membres ont adopté à une écrasante majorité une résolution exigeant la protection des civils et l’accès humanitaire en Ukraine. La Russie a été critiquée pour avoir causé une situation humanitaire «désastreuse». La résolution a été adoptée par 140 voixLien externe, avec cinq contre (Russie, Biélorussie, Corée du Nord, Syrie et Erythrée) et 38 abstentions.
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Asie

Si le Japon a fermement soutenu la position «occidentale», d’autres pays asiatiques ne l’ont pas suivie. Les regards se sont notamment tournés vers la Chine et l’Inde, qui se sont toutes deux abstenues.

«Compte tenu des relations de la Chine avec la Russie et de ses relations avec l’Occident, l’abstention de Pékin était prévisible», estime Gopalan Balachandran, professeur d’histoire et de politique internationales à l’Institut des hautes études internationales et de développement à Genève. Le président chinois Xi Jinping et son homologue russe Vladimir Poutine ont clairement indiqué, dans une déclaration commune le 4 février, qu’ils s’opposaient «à un nouvel élargissement de l’OTAN».

Selon Antoine BondazLien externe, chercheur à la Fondation pour la recherche stratégique (FRS) basée à Paris, la Chine et la Russie ne se considèrent pas comme des menaces «et s’unissent pour discréditer l’Occident. La Chine fait passer ses intérêts politiques avant ses intérêts économiques». Pékin entend également accroître son influence auprès des pays en développement plutôt qu’auprès de l’Occident, explique-t-il à SWI swissinfo.ch.

Le ministre chinois des Affaires étrangères, Wang Yi, a effectué en Inde à la fin du mois de mars une visite surprise, laquelle relève de la narration diplomatique, indique Antoine Bondaz. «L’objectif est de montrer au monde que l’Occident est isolé et que l’Inde soutient la Chine et la Russie.»

L’Inde s’est abstenue de condamner la Russie à cinq reprises à l’ONU, notamment au Conseil des droits de l’homme à Genève. «Le pays a des relations très étroites avec la Russie, mais aussi avec l’Occident, explique Gopalan Balachandran. Il s’approvisionne en matériel militaire auprès de la Russie.» L’Inde essaie donc de jouer l’équilibre en s’abstenant, ajoute-t-il.

La plus grande démocratie du monde peut être influencée par l’attrait de pétrole russe à prix réduit, alors que les prix mondiaux s’envolent. Et son abstention reflète aussi son rôle historique dans le mouvement des non-alignés pendant la Guerre froide.

Notons encore que les anciens Etats soviétiques d’Asie centrale tels que l’Arménie, l’Azerbaïdjan, le Kazakhstan et d’autres se sont systématiquement abstenus ou n’étaient pas présents. Proches de la Russie et économiquement dépendants d’elle, ils ne veulent pas clairement prendre parti.

Afrique

Lors du premier vote de l’Assemblée générale des Nations Unies, le Kenya, le Ghana, le Gabon, le Rwanda, Djibouti, le Congo, la Somalie et la République démocratique du Congo ont voté «oui». Seule la dictature la plus brutale d’Afrique, l’Erythrée, a voté «non». Sur les 35 pays qui ont annoncé leur abstention, dix-sept étaient africains et huit autres n’ont pas du tout voté. Le schéma s’est révélé similaire lors du deuxième vote de l’Assemblée générale.

Selon Thierry Vircoulon, chercheur à l’Institut français des relations internationales (IFRI), plusieurs raisons expliquent cette forte abstention des pays africains, notamment l’influence croissante de la Russie sur le continent. Après l’annexion de la Crimée en 2014, qui a entraîné les premières sanctions internationales, Moscou a cherché à accroître son poids en Afrique, en vendant des armes et en assurant la sécurité privée dans des pays en conflit comme la République centrafricaine et le Mali. Les pays d’Afrique du Nord, tels que l’Egypte et l’Algérie, sont également très dépendants des exportations de blé russe pour leur alimentation. De même que le Nigeria, l’Afrique du Sud, le Soudan et la Tanzanie.

Des raisons historiques sont également à prendre en considération, relève Thierry Vircoulon. Des pays tels que l’Algérie, l’Angola et l’Ethiopie étaient pro-soviétiques pendant la Guerre froide. D’autres, comme l’Afrique du Sud, la Namibie, le Mozambique et le Zimbabwe, ont bénéficié du soutien soviétique dans leurs luttes de libération. Autre aspect: le phénomène de l’autoritarisme croissant en Afrique, avec les récents coups d’Etat militaires au Soudan, au Burkina Faso, au Mali et en Guinée. Enfin, et ce n’est pas le moins important, un sentiment anti-européen (et en Afrique de l’Ouest particulièrement anti-français) croissant anime les pays africains, sans doute alimenté par le mouvement Black Lives Matter et les demandes de restitution pour les crimes coloniaux commisLien externe.

Moyen-Orient et Afrique du Nord

Concernant les pays du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord, il est «généralement difficile de parler d’une position unifiée sur les questions internationales, et notamment sur la crise actuelle, vu la complexité de la guerre en Ukraine et les importants enjeux géostratégiques qui font que chaque pays arabe se positionne avec une grande prudence et garde principalement en tête ses intérêts nationaux», explique Mohammad-Mahmoud Ould MohamedouLien externe, professeur d’histoire et de politique internationales à l’Institut des hautes études internationales et de développement à Genève.

La Syrie, dont le régime a été soutenu par une intervention militaire russe, s’est toujours rangée du côté de Moscou. S’agissant des autres pays, ils hésitent à exprimer une position ferme et claire condamnant l’invasion russe en Ukraine, analyse Mohammad-Mahmoud Ould Mohamedou. Pour comprendre cela, «il faut revenir au discours du président Obama au Caire» en 2009, qui demandait aux Etats arabes de normaliser leurs liens avec Israël et de se démocratiser.

Les pays de la région, notamment les Etats du Golfe, ont commencé à se rapprocher de la Russie, souhaitant atténuer leurs relations avec les Etats-Unis. Depuis lors, ces derniers ont perdu de leur influence au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, explique Mohammad-Mahmoud Ould Mohamedou. «Cette perte d’influence s’avère une constante, qui s’est également confirmée sous la présidence Trump. Nombre de ces Etats ont ces dernières années renforcé leurs relations avec la Chine, la Russie ou l’Inde», souligne-t-il.

L’approche «neutre et indépendante» exprimée par ces pays pourrait-elle donc faire ressurgir le mouvement des non-alignés sur la scène internationale? «C’est moins une approche de neutralité que le choix de refuser de faire un choix, estime Mohammad-Mahmoud Ould Mohamedou. Le non-alignement était nettement plus idéologique et mené par des chefs d’Etat d’une qualité différente de celle des dirigeants arabes actuels.» Du reste, selon l’expert, le conflit en Ukraine «semble donner un nouvel élan au positionnement international et c’est une évolution intéressante, même si elle n’en est qu’à ses débuts».

Amérique latine

Lors des votes de l’ONU sur la guerre en Ukraine, la réponse de l’Amérique latine a reflété la «première couche de division» au sein de la région, selon Jorge Lomonaco, consultant et ancien ambassadeur du Mexique auprès de l’ONU à Genève. Les pays démocratiques plus ouverts se sont rangés du côté de l’Occident, tandis que les Etats autoritaires se sont rapprochés de la Russie. Ainsi, la Bolivie, Cuba, le Salvador, le Nicaragua et le Venezuela ont fait part de leur abstention ou n’ont tout simplement pas voté. Les autres pays ont condamné d’un seul bloc l’invasion de l’Ukraine par la Russie.

«Mais si vous allez au-delà des votes et que vous regardez le coparrainage des résolutions, les déclarations communes condamnant la Russie ou, encore plus important, les sanctions, alors vous obtenez une image complètement différente», commente Jorge Lomonaco. Pratiquement aucun pays d’Amérique latine ne s’est joint à l’Occident pour imposer des sanctions économiques à la Russie. «Nous n’allons prendre aucune mesure de représailles de type économique, parce que nous devons maintenir de bonnes relations avec tous les gouvernements du monde», a déclaré le président mexicain Andres Manuel Lopez Obrador le 1er mars.

Des facteurs économiques peuvent-ils expliquer la position de l’Amérique latine? «Je ne le pense pas, répond Jorge Lomonaco. Le Nicaragua, Cuba et le Venezuela ont des liens économiques forts avec la Russie, mais ce n’est pas le cas du reste de la région. Les flux commerciaux et d’investissement ne sont pas pertinents dans la plupart des cas.»

Certains dirigeants latino-américains peuvent éprouver de la nostalgie envers le communisme de l’ère soviétique, évoque Jorge Lomonaco. D’autres souhaitent garder leur liberté de choix si un nouvel ordre mondial émerge, peut-être sous le leadership de la Chine. Et certains veulent exprimer leur anti-américanisme.

La question de savoir combien de temps ils maintiendront leur position reste ouverte. «Plus cette guerre se prolonge, plus le prix que chacun devra payer pour ses propres décisions sera lourd», pointe Jorge Lomonaco.

Avec la collaboration de Akiko Uehara, Abdelhafidh Abdeleli, Dorian Burkhalter et Virginie Mangin.

Edition: Imogen Foulkes

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(Traduction de l’anglais: Zélie Schaller)

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