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Des Suisses au bagne (2/5) – Trois fois à Nouméa

Le port où débarquaient les bagnards à Nouméa. (Photo: Olivier Grivat)

Fils d'un gendarme genevois, Lucien Jossevel, tête brûlée partie à 15 ans à la Légion a fait trois aller-retour en Nouvelle-Calédonie, après s'être vaillamment comporté lors de la bataille des Dardanelles. Une destinée tragique, digne d'un roman de Zola.

«Ma vie n’est qu’un tissu de misères, une noire fatalité», écrit Lucien Jossevel en juillet 1913 au Président de la Confédération suisse en lui demandant d’intercéder en sa faveur auprès du Ministre français des Colonies.

Originaire de Moudon, dans le canton de Vaud, mais né à Genève en 1871, ce fils de gendarme perd sa mère, née Rosselat, à l’âge de 6 ans. L’enfant est placé chez un paysan où il commet des enfantillages, coupant des arbres et volant des fruits. Des maraudages qui le conduisent pour deux ans (!) à l’internat des Croisettes à Lausanne.

Adolescent, il n’a que 15 ans quand il fait la connaissance d’un ancien légionnaire qui le pousse à s’enrôler en trichant sur son âge.

Premières galères

En 1888, à 17 ans, il est condamné par le Conseil de guerre d’Oran, en Algérie française, à 6 mois de prison pour avoir égaré la ceinture de flanelle (!) qui fait partie de l’équipement de la Légion.

Sa peine accomplie, il rentre en Suisse et travaille comme comptable chez des couvreurs et ferblantiers de Rolle, Vevey et La Chaux-de-Fonds. «Il buvait beaucoup d’absinthe, était paresseux, bruyant et querelleur», relèvent les rapports de police. Il est condamné à Vevey en 1893 pour trouble sur la voie publique, voies de fait et dommage à la propriété et dans le duché de Bade pour violation de domicile.

En 1894, cette tête brûlée quitte l’école de recrues deux jours avant le licenciement pour regagner la Légion, où il s’emporte à nouveau contre un officier. L’altercation lui vaut 10 ans de travaux forcés pour outrage envers un supérieur «par paroles, gestes et menaces» et… tentative de viol !

Premier aller-retour

Déporté à Nouméa en 1894, le condamné No 21’891 termine sa peine en 1905, sans avoir bénéficié de la moindre réduction, bien au contraire. Mais la loi sur la transportation lui impose une résidence perpétuelle en Calédonie, même si la loi n’est pas applicable à un étranger condamné par un tribunal militaire.

Qu’importe, il réussit à s’embarquer clandestinement sur un paquebot et regagne la France où il fonde une famille à Caen (Calvados). C’est là que, suite à une délation, il est condamné à un an de prison pour le vol d’une bicyclette.

Retour à la case départ: sa fuite de Nouvelle-Calédonie lui vaut un an de travaux forcés.

Plongeon dans le port de Colombo

En 1913, il s’embarque sans autorisation à bord du Sydney pour rentrer en Europe. Mais dans le port britannique de Colombo, à Ceylan (l’actuel Sri Lanka), il se jette à l’eau dans la rade. Des «Indiens», alléchés par la promesse d’une récompense du capitaine, le capturent mais ils n’obtiendront pas «un rouge liard», écrit-il au consul de Suisse à Sydney, en invoquant une arrestation arbitraire sur sol étranger à la France.

Cette tentative d’évasion lui vaudra encore une peine d’un an de travaux forcés à subir à l’ile Nou. De là, Jossevel va écrire une lettre plutôt bien tournée au Président de la Confédération: «Je ne suis qu’un déshérité du sort, et non un coquin, un vil forçat. Si de ce dernier je porte la casaque, avec toute sincérité je peux affirmer que si j’en ai l’enveloppe, je n’en ai pas l’intérieur.»

Il se plaint de son régime cellulaire «avec pour toute nourriture 700 grammes de pain non-cuit, et quelques grammes de haricots charançonnés ou de riz détérioré immangeable, et comme boisson de l’eau saumâtre».

Il sera libéré en 1914 sans que les autorités vaudoises aient levé le petit doigt pour mettre fin au calvaire de ce père de trois enfants, comme s’en étonne l’ambassadeur suisse à Paris, qui relève «l’absence complète de collaboration morale du Gouvernement vaudois».

Mort à Lausanne en 1942

L’histoire ne s’arrête pas là. Si l’on en croit l’ouvrage La Nouvelle-Calédonie au temps des bagnes*, Jossevel sera à nouveau arrêté à Paris suite à une dénonciation.

En décembre 1915, il est embarqué sur le paquebot El Kantara à destination de Nouméa. A l’escale de Sydney, il réussit à quitter discrètement le bateau comme un passager ordinaire. Il se précipite au bureau de recrutement de l’armée australienne où il se présente sous l’identité de Jean Masson, commerçant à Nouméa.

Expédié dans les Dardanelles sous l’uniforme australien, il s’y conduit en héros: cinq fois blessé, cinq fois cité à l’ordre du jour !

A la fin de la Première Guerre mondiale, il juge plus prudent de rentrer à Paris. Mais il est de nouveau arrêté et réexpédié en Nouvelle-Calédonie en dépit de ses blessures de guerre et de ses médailles. C’est fers aux pieds qu’il voyage cette fois à bord du Louqsor.

A l’arrivée à Nouméa, en 1920, il n’échappe pas à une nouvelle condamnation pour évasion à deux ans de travaux forcés qu’il accomplit «parmi les vieux débris du bagne».

Enfin de retour en Suisse, il mourra à Lausanne en 1942, à l’âge de 71 ans, seul et sans domicile.

Olivier Grivat, swissinfo.ch

* La Nouvelle-Calédonie au temps des bagnes, Editions Atlas, Paris, 1986

Prochain article: le bagnard Georges Delay, déporté à vie en Guyane

En juillet 1913, de sa prison de Marseille où il va être renvoyé au bagne de Nouméa, Lucien Jossevel écrit au président de la Confédération. Extraits:

Mon crime est d’avoir insulté et menacé un officier français. Je crois l’avoir largement expié par dix ans de bagne. Sans expérience, sans aucune notion de l’existence, je ne suis qu’une malheureuse victime d’un conseil de guerre: la majorité des officiers en Afrique étant à cette époque solidaires entre eux. Est-ce pour cela que l’on doit me replonger dans un bourbier puant, duquel j’ai mis 18 ans à me sortir ? […]
Ne veuillez voir en moi qu’un pauvre malheureux digne de compassion, qu’un pauvre déshérité sur lequel une ignoble fatalité s’est abattue dès le jour de sa naissance…

La justice militaire de l’époque ne plaisantait pas avec la discipline. Des soldats ont été condamnés au bagne pour simple déprédation de matériel, par exemple pour «avoir rendu au fourrier un pantalon à l’ourlet défait ou un blouson auquel manquait un bouton», rapporte l’ouvrage Les nuits du bagne calédonien.

Quelques exemples de punitions appliquées au bagne en 1895, selon l’ouvrage La guillotine sèche:
– dire bonjour à un camarade à l’hôpital ou à l’infirmerie: 8 jours de prison
– fournir du pain à un homme puni: 30 jours de cellule
– faire du café: 16 à 60 jours de cellule
– se présenter à la visite du médecin et ne pas être reconnu malade: 8 à 30 jours de cellule
– pousser un surveillant ou le toucher du doigt: la mort

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