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La Suisse, point de départ des nazis argentins

La fuite des nazis en Argentine a été orchestrée sous la présidence de Juan Domingo Perón (au centre avec son épouse). Keystone

Un livre apporte une lumière nouvelle sur la fuite des nazis en Argentine dès 1945.

L’auteur démontre notamment que la Suisse et le Vatican constituaient les centres européens de ce réseau de fuite mis en place par la présidence argentine.

Le livre du journaliste américano-argentin Uki Goni a brisé un tabou dans la société argentine. Les réactions ont d’ailleurs été fortes: intimidations, archives brûlées, mutisme de la presse et prises de position indignées des autorités et des survivants de l’époque.

Dans son livre «La autentica Odessa», l’auteur montre en effet pour la première fois et d’une façon quasi exhaustive que la fuite des nazis a été sciemment organisée par un réseau mis en place sous la présidence du président argentin Juan Domingo Perón (1946-1955 et 1973-1974).

Une section du réseau à Berne

Dans son livre de 401 pages et minutieusement documenté, l’auteur met notamment en lumière le rôle de la Suisse et du Vatican. Les deux Etats ont en effet donné leur aval au fonctionnement du réseau.

Placée sous la direction du germano-argentin Rodolfo Freude, la tête du réseau opérait directement depuis la Casa rosada (palais présidentiel) de Buenos Aires. Une section était aussi active en Suisse, à la Marktgasse 49 à Berne.

Cette dernière ne se contentait pas de récolter des fonds, mais fournissaient aux fuyards nazis des itinéraires et des faux papiers. Toutes ces activités à Berne étaient coordonnées par Carlos Fuldner, un ancien officier SS qui possédait un passeport diplomatique argentin.

Si l’on en croit le livre, Carlos Fuldner était soutenu par le ministre suisse de la justice Eduard von Steiger et par le chef de la police fédérale Heinrich Rothmund (dont le rôle dans le refoulement des réfugiés juifs a récemment été décrié).

La fin d’un mythe

Jusqu’à présent, l’historiographie officielle argentine prétendait que les nazis parvenaient en Argentine sans aide et de façon isolée. Mais le livre d’Uki Goni fait voler ce mythe en éclat.

Par exemple, le fait que les criminels de guerre Josepf Mengele et Erich Priebke se suivent sur les registres des services argentins de l’immigration prouve l’existence d’une immigration planifiée.

Un autre mythe voulait que le gouvernement argentin n’ait fait venir d’Allemagne que des techniciens et des spécialistes en armement pour renforcer son propre effort militaire.

Faux là encore. «J’ai facilement identifié 300 criminels de guerre avérés dans les documents des services d’immigration», déclare Uki Goni.

La loi du silence

Le livre met aussi le doigt sur le rôle joué par le Vatican dans la fuite des nazis vers l’Argentine, même si les autorités de l’Eglise continuent de garder secret les documents compromettants.

Se référant aux révélations contenues dans le livre, le centre Simon-Wiesenthal de Buenos Aires aurait souhaité en savoir plus sur une rencontre qui a eu lieu en 1946 entre le cardinal argentin Antonio Caggiano et un représentant du Vatican.

Mais la Conférence des évêques lui a fait savoir qu’elle ne pouvait pas répondre. Elle n’existait en effet pas encore à cette date et aucun de ses membres actuels ne se souvient d’une telle rencontre.

Une réponse un peu courte pour le centre Simon-Wiesenthal. «Nous aurions souhaité un peu plus de collaboration», déplore l’un de ses membres, Sergio Widder.

Des documents brûlés ou indisponibles

Mais l’envie d’oublier n’est pas propre à l’Eglise. Ainsi, des documents compromettants des services d’immigration ont-ils brûlé en 1996, un an seulement avant que le gouvernement du président Carlos Menem n’institue une commission d’enquête sur les activités nazies en Argentine (CEANA).

Uki Goni a fait partie de cette commission. Mais il s’en est retiré après… trois jours. «J’avais l’impression que ses membres ne voulaient rien savoir de certains sujets», explique-t-il.

L’auteur savait notamment de son père – ambassadeur d’Argentine à Vienne dans les années 30 – que le ministère des Affaires étrangères avait édicté en 1938 une directive pour éviter l’arrivée de réfugiés juifs.

Ce document a été retrouvé par l’historienne Beatriz Gurevich. Mais, attaquée par ses collègues de la CEANA, elle s’est vu interdire l’accès aux archives. Le centre Simon-Wiesenthal a quant à lui voulu obtenir une copie du document auprès du ministère des Affaires étrangères, mais il n’a pour l’heure toujours pas reçu de réponse.

La mauvaise volonté de la CEANA ne s’arrête pas là. C’est ainsi que, bien qu’elle en a le pouvoir, elle n’a jamais souhaité auditionner des témoins-clefs tels que Rodolfo Freude qui avait mis sur pied les services secrets du président Perón.

Rodolfo Freude possède un bureau dans une tour en plein centre de Buenos Aires. Un bâtiment qui abrite aussi la chambre du commerce germano-argentine, le Club allemand et la librairie du Goethe-Institut.

Pas de choc salutaire

«En faisant ce livre, j’avais l’espoir de créer une sorte de choc salutaire», déclare Uki Goni. Mais pour l’auteur, force est de constater que les Argentins ne sont pas désireux de faire toute la lumière sur leur passé et de tracer une limite claire entre le bien et le mal.

«Celui que cohabite avec Eichmann et Mengele peut tout aussi bien s’adapter à une dictature militaire», conclut avec amertume Uki Goni.

swissinfo, Sandra Weiss, Buenos Aires
(traduction: Olivier Pauchard)

ODESSA: Organisation der ehemaligen SS-Angehörigen (soit Organisation des anciens membres des SS)

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