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Suisse et Shoa: le nombre des victimes surestimé

Mémorial aux victimes de l’Holocauste à Prague. Keystone Archive

Un historien juif-américain de l'Holocauste affirme que le nombre des Juifs refoulés ou maltraités par la Suisse pendant la Deuxième Guerre Mondiale a été surévalué.

Du coup, la Suisse a «trop payé» dans le cadre de l’accord d’indemnisation de 1998.

En vertu de l’accord global conclu en août 1998, les banques suisses ont versé 1 milliard 250 millions de dollars à un fonds spécial d’indemnisation.

Peu de distributions

Cinq ans après, dans un bilan provisoire sur la distribution de cet argent, la «Claims Conference», l’une des organisations chargées de l’allocation, indique avoir remis un peu plus de 2 millions de dollars à 1235 victimes de l’Holocauste.

De son côté, l’Organisation Internationale pour les Migrations, qui distribue l’argent aux victimes du travail forcé en Suisse, indiquait avoir indemnisé 436 personnes, dans son dernier décompte en date de septembre 2002.

Par ailleurs, la «Claims Conference» précise n’avoir reçu que 4500 dossiers d’anciens réfugiés refoulés à la frontière suisse et des personnes ayant été incarcérées ou maltraitées après avoir trouvé refuge en Suisse.

La «Claim Conference» ne comprend pas

Or, ce chiffre est près de cinq fois inférieur aux estimations que cette organisation avait faites. En effet, Judah Gribetz, l’un des représentants spéciaux chargés de la distribution de l’argent aux victimes ou à leurs ayants droit, avait estimé le nombre des réfugiés à 20 000.

Judah Gribetz avait en effet tablé sur le dépôt de 17 000 dossiers de réfugiés refoulés à la frontière et sur 3000 demandes d’indemnisation de la part de réfugiés maltraités pendant leur séjour en Suisse.

Interrogée par swissinfo sur les raisons pouvant expliquer la différence entre les estimations et le nombre de dossiers déposés, Hillary Kessler-Godin, porte-parole de la «Claims Conference», répond qu’elle «ne peut se livrer à des spéculations».

Madame Kessler-Godin affirme que les estimations du représentant spécial s’appuyaient sur le nombre de personnes ayant rempli un questionnaire préliminaire.

La porte-parole ajoute que son organisation ne dispose d’aucun renseignement sur les raisons qui ont pu conduire une partie de ces individus à décider finalement de ne pas déposer de dossier.

Des chiffres imaginaires

Mais la différence entre les estimations et le nombre de dossiers ne surprend par Raul Hilberg, ancien professeur d’Histoire et de Science Politique à l’Université du Vermont et auteur de l’ouvrage américain de référence sur l’Holocauste, «La Destruction des Juifs européens».

«Les estimations qui ont été faites n’étaient que des chiffres imaginaires qui ne reposaient sur aucun fondement historique, sur aucun document ou rapport de la police suisse ou autre», déclare ainsi à swissinfo ce juif-américain d’origine autrichienne qui a perdu plusieurs membres de sa famille dans l’Holocauste.

«Je suis cependant surpris que l’organisation ait reçu autant de dossiers et je ne suis pas sûr que tous soient des dossiers solides dans la mesure où le concept de mauvais traitement est vague», poursuit Raul Hilberg.

Ce juriste et historien ne dément cependant pas que certains réfugiés aient été victimes de mauvais traitements en Suisse. Mais il ajoute que le travail forcé n’a pas existé en Suisse.

«J’ai étudié l’Holocauste pendant 55 ans, déclare Raul Hilberg. Je pense savoir une ou deux choses à propos du travail forcé, or je peux vous dire qu’il n’y a pas eu de travailleurs forcés en Suisse».

L’historien note au passage que «des personnes refoulées à la frontière, des Juifs internés, il y en a eu aussi aux Pays-Bas, en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis» et que «des travailleurs forcés, il y en a eu en Finlande».

Des victimes «écœurées»

Raul Hilberg suppose aussi que l’une des raisons pour lesquelles le nombre des dossiers est beaucoup moins élevé que prévu tient aux sentiments des victimes et de leurs survivants vis-à-vis du climat qui a entouré l’accord global et vis-à-vis du processus d’indemnisation lui-même.

«Certains sont écœurés à l’idée de recevoir une somme qui n’est pas grand-chose et qui découle d’un tel accord, affirme Raul Hilberg. Il ne s’agit même pas d’une imitation de justice ou d’une justice imparfaite, il s’agit de l’absence de justice».

D’après le plan de répartition approuvé par le juge fédéral américain Ed Korman, les réfugiés juifs maltraités ou incarcérés en Suisse devaient recevoir 725 dollars chacun, tandis que les Juifs refoulés à la frontière devaient toucher 3624 dollars par personne.

Selon la «Claims Conference», 2,2 millions de dollars ont été versés aux victimes jusqu’à présent. Néanmoins, interrogée par swissinfo, la porte-parole de l’organisation indique que 8 millions de dollars ont déjà été remis à différents mouvements juifs pour financer des projets destinés à sensibiliser le public à l’Holocauste.

Interrogée sur le point de savoir s’il y a là littéralement un processus de distribution à deux vitesses, Madame Kessler-Godin répond que «l‘indemnisation des victimes est un processus très détaillé qui doit passer par le tribunal du juge Korman» et qu’il est «impossible de prédire combien de temps il faudra» pour traiter toutes les demandes.

En tout cas, et étant donné que le nombre de dossiers est inférieur aux estimations, il n’est pas impossible qu’au bout du compte, il reste de l’argent dans le fonds spécial alimenté par les banques suisses. Ce qui amène Raul Hilberg à déclarer sans ambages que «la Suisse a trop payé».

swissinfo, Marie-Christine Bonzom, Washington

2,2 millions de dollars ont été distribués.
1235 victimes de l’Holocauste en ont profité.
Les personnes refoulées à la frontière reçoivent 3625 dollars.
Les personnes «incarcérées ou maltraitées» en Suisse reçoivent 750 dollars.
Lors de l’accord global de 1998, les banques suisses ont versé au total 1,25 milliards de dollars.

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