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«La population chinoise n’est plus aussi optimiste»

Une touriste chinoise prend un selfie en mangeant ses frites
C'était avant la pandémie: une touriste chinoise pose pour un selfie à Pékin en août 2019. Keystone / Wu Hong

Martin Aldrovandi, ancien correspondant en Asie du Nord-Est pour la chaîne publique alémanique SRF, a vécu de près les changements survenus en Chine ces dernières années. De retour en Suisse, il raconte la dégradation de l'ambiance au sein de la population chinoise et explique pourquoi il ne se risque à aucun pronostic sur l'avenir du pays.

swissinfo.ch: Vous avez travaillé six ans et demi en Chine. Quels sont vos sentiments rétrospectivement?

Martin Aldrovandi: Ils sont mitigés. D’un côté, mes amis et la vie quotidienne à Shanghai me manquent. En tant que correspondant, j’ai eu l’occasion de rencontrer beaucoup de gens: un jour, je parlais avec un député, le lendemain avec une travailleuse migrante ou un directeur de banque. Cette diversité de travail m’a beaucoup plu.

Martin Aldrovandi
Martin Aldrovandi. SRF-SWI

Cependant, il est devenu de plus en plus difficile de trouver des personnes qui acceptent de livrer des informations. En 2016, par exemple, on pouvait encore interviewer beaucoup d’universitaires. Cela a peu à peu diminué. Les gens dans la rue sont également devenus plus méfiants vis-à-vis des médias étrangers.

Il faut aussi veiller de plus en plus à protéger les gens, surtout les gens ordinaires qui ne savent pas jusqu’où ils peuvent aller. Ils ont peut-être de bonnes intentions et disent après une inondation: «C’est bien que vous soyez là!» et veulent tout nous montrer. Mais une demi-heure plus tard, le service de propagande arrive et dit: «Attendez, attendez, qu’est-ce que vous avez dit? Ce n’est pas possible!» Il faut faire attention à ne pas créer de problèmes aux personnes interviewées.

Martin Aldrovandi est né en 1978 dans le canton de Zurich. Il a étudié le chinois à Taïwan, à Hambourg et à l’école de journalisme et de communication de Lucerne. Il a d’abord travaillé dans le secteur du tourisme, avant de devenir rédacteur à Radio Taiwan International puis contributeur indépendant pour différents médias germanophones. Il a débuté en 2016 comme correspondant pour la radio-télévision suisse alémanique SRF en Asie du Nord-Est.

Y a-t-il eu d’autres changements pendant la période où vous étiez en Chine?

En Chine, les choses changent tout le temps. Tout à coup, il y a un nouveau gratte-ciel ou une nouvelle station de métro. En Suisse, c’est beaucoup plus statique.

Immeubles à Shanghai
Ici, à Shanghai, on construit du neuf. Photo de 2011. Keystone / Eugene Hoshiko

Et sur le plan politique?

La surveillance a énormément augmenté. Il y a des caméras partout, souvent avec reconnaissance faciale. Même sur les applications Covid, on voit où quelqu’un s’est trouvé et à quel moment.

Non seulement la méfiance à l’égard des médias étrangers a augmenté, mais l’ambiance générale a aussi changé. Lorsque j’étais en visite en Chine dans les années 2000 et au début des années 2010, l’atmosphère était positive. Les gens partaient du principe que chaque année, les choses allaient s’améliorer. Par exemple, de plus en plus d’entreprises étrangères s’installaient en Chine.

Progressivement, on a pu se permettre de moins en moins de choses, il y a eu moins de liberté des médias, plus de censure sur Internet, le nationalisme a fortement augmenté et les gens ne sont plus aussi optimistes. C’est ma perception.

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Vous aviez votre domicile à Shanghai. Était-ce un milieu de classe moyenne avec un style de vie similaire à celui de la Suisse?

J’habitais dans l’ancienne concession française, le quartier est très central. Il n’y a pratiquement pas de tours là-bas, mais plutôt beaucoup de bâtiments assez anciens.

J’avais un voisinage diversifié. Il y avait des habitants de longue date dont les grands-parents vivaient déjà là, des éboueurs, une population étudiante, expatriée, ainsi que des Chinois-es d’autres provinces. Un bon mélange donc.

Jeunes en train de manger
Des résident-es chinois-es et étranger-es déjeunent au Shanghai Mansion en avril 2018. Situé loin du centre-ville de Shanghai, dans un quartier calme avec des maisons privées tout autour, le Shanghai Mansion est une sorte d’auberge gratuite pendant la semaine et un club le week-end. Beaucoup sont surpris lorsqu’ils entendent parler du Mansion en Chine, car on s’attend plutôt à trouver ce genre d’endroits dans des villes européennes comme Berlin ou Amsterdam. Keystone / Roman Pilipey

À proximité, il y avait un marché traditionnel et juste à côté un café hipster avec un expresso hors de prix. On pouvait également trouver une boulangerie française. Et on pouvait voir une Mercedes hors de prix parquée devant une maison, à quelques mètres d’un endroit où on vendait des poulets vivants il n’y a pas si longtemps. C’est un endroit où tout est réuni. Il ne faut pas oublier que Shanghai est la ville la plus grande et la plus riche de Chine.

un vendeur de poulets vivants
Des poulets vivants en vente dans la rue: un marchand chinois attend des clients à Shanghai en octobre 2005. Keystone / Vincent Thian

Comment se passe le travail de correspondant dans un pays comme la Chine?

C’est parfois très difficile, nous n’avons pas pu nous rendre au Tibet par exemple, les journalistes n’y ont accès que lors de voyages organisés par le gouvernement. Par contre, nous avons pu nous rendre au Xinjiang, où vivent des minorités ethniques comme les Ouïghours, quand nous n’étions pas en confinement à cause du Covid.

Mais il faut faire preuve de créativité, car les gardiens nous suivent partout. C’est pourquoi il est extrêmement difficile de faire des interviews. On peut essayer dans une voiture. Ou alors il m’est arrivé d’écrire des choses et de les tendre aux personnes, qui confirmaient ou infirmaient en hochant la tête. Nous avons aussi parlé avec des personnes qui ne vivent plus en Chine et peuvent donc s’exprimer plus librement.

Comment la Chine parvient-elle à maintenir une surveillance si coûteuse?

J’ai entendu dire que l’effort financier pour la surveillance généralisée au Xinjiang était énorme. Elle a d’ailleurs été réduite, l’armée était encore beaucoup plus présente en 2018.

J’ai pu parler brièvement avec des soldats à l’époque. L’un d’entre eux, originaire de la province du Henan, m’a dit: «Je ne veux pas du tout être ici, c’est tellement loin de chez moi et la culture est très différente». Beaucoup de Chinois-es Han ont également quitté le Xinjiang en raison de l’ambiance répressive qui y règne.

une femme ouïghoure
Cette vidéo de 2020 montre Zumret Dawut, une femme ouïghoure originaire de la région occidentale du Xinjiang en Chine, dans sa nouvelle maison à Woodbridge, en Virginie. Dawut dit qu’elle a été stérilisée de force en Chine parce qu’elle avait eu un troisième enfant après avoir été libérée d’un camp de prisonniers dans le Xinjiang. Copyright 2020 The Associated Press. All Rights Reserved.

Les gens ordinaires d’autres régions de Chine sont-ils au courant de la situation au Xinjiang?

Oui et non. Certaines personnes à Shanghai ou Pékin savent qu’il se passe quelque chose au Xinjiang, mais pensent que ce n’est pas si grave.

J’ai été choqué de voir que beaucoup de gens s’en fichaient parce que cela ne les concernait pas directement. La communauté musulmane n’a généralement pas bonne réputation en Chine, et pour beaucoup, le Xinjiang est très éloigné de leur quotidien.

Mais il est intéressant de noter qu’après le confinement à Shanghai, certaines personnes ont dit que ce qu’on racontait sur les camps de rééducation au Xinjiang était peut-être vrai. Ces personnes comptent désormais sur le parti pour être plus sévère, ayant elles-mêmes vécu un confinement très dur.

Comment avez-vous vécu la pandémie de coronavirus en Chine?

Cela a été difficile pour beaucoup de personnes. Les travailleuses et travailleurs migrants ou les personnes vivant en périphérie ne pouvaient plus se rendre en ville pour travailler. Beaucoup n’avaient plus d’argent ou de logement. Des personnes ont même été licenciées parce qu’elles avaient été testées positives. La frustration individuelle est grande.

personnes masquées au cinéma
Aller au cinéma pendant la pandémie était une expérience spéciale. Photo prise dans un cinéma de Hangzhou, dans la province du Zhejiang, à l’est de la Chine. Chinatopix

Quel est véritablement l’objectif du gouvernement chinois avec sa stratégie «zéro Covid»?

Il est intéressant de constater que de nombreuses personnes au sein du gouvernement et des autorités régionales n’approuvent pas forcément la stratégie zéro Covid.

Malgré des chiffres élevés, la ville de Shanghai a laissé faire dans un premier temps, il n’y a d’abord pas eu de confinement. Mais ensuite, les dirigeants de Pékin se sont manifestement imposés et Shanghai a dû subir un confinement sévère. La stratégie zéro Covid est étroitement liée à la personne de Xi Jinping. C’est sa politique, apparemment il ne peut ou ne veut pas encore l’abandonner.

À votre retour en Suisse en août, vous avez tweeté: «Twitter, Google et autres sont accessibles facilement. Sans VPN. Je vais m’y habituer». Qu’est-ce que cela vous a fait?

C’est encore bizarre. SRF et swissinfo.ch sont bloqués en Chine, je devais donc utiliser un VPN pour accéder à notre propre site. Pour les applications et les sites chinois, je devais désactiver le VPN, car ils ne fonctionnaient pas très bien. Mais avec le temps, on s’y habitue. Aujourd’hui, je n’ai qu’à aller directement sur Twitter, sans avoir rien d’autre à faire avant.

Les mesures sanitaires empêchent encore les touristes de Chine de voyager. Quand pourront-ils et elles à nouveau venir en Suisse?

Beaucoup de Chinois-es ont découvert leur propre pays pendant la pandémie. Au lieu d’aller en Thaïlande ou en Suisse, ils passent désormais leurs vacances en Chine.

Touristes chinoises à la montagne en Suisse
Avant la pandémie (en mai 2019), des touristes chinoises s’amusaient sur le Titlis lors d’un voyage en Suisse. © Keystone / Urs Flueeler

Il y a toutes les zones climatiques en Chine, on n’a pas besoin de passeport, on ne doit pas changer d’argent et on ne doit pas demander de visa. Beaucoup de personnes qui partaient à l’étranger s’en rendent compte maintenant.

Je ne sais pas si, après la levée des mesures, les gens se diront qu’il faut à nouveau voyager à l’étranger. En Chine, il y a aussi beaucoup de stations de ski, il n’est pas nécessaire de prendre l’avion pour aller en Suisse.

Le 20e congrès du parti se tient actuellement en Chine. Y aura-t-il des changements majeurs ou des décisions radicales?

S’il y a une chose que j’ai apprise, c’est à ne pas faire de pronostics. En 2013, un article est paru dans le New York Times. Son auteur prédisait que Xi deviendrait un réformateur. Par la suite, des utilisateurs et utilisatrices de Twitter ont relayé cet article d’opinion avec malice. En tant que journaliste, on doit donc aussi admettre de temps en temps qu’on ne sait tout simplement pas.

Traduction de l’allemand: Pauline Turuban

Pauline Turuban

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