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Vincent L’Epée, la férocité savoureuse

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Sa rubrique s'appelle «Le coup de griffe». Un coup de griffe aussi artistique qu'impitoyable, publié chaque semaine par les journaux de l'arc jurassien. Un livre qui vient de paraître chez Glénat témoigne du talent de Vincent L'Epée. Rencontre sur une terrasse neuchâteloise.

Tiens, Corto Maltese vient s’asseoir à ma table. La silhouette, les yeux, l’anneau à l’oreille gauche…. Mais lorsqu’il parle de bande dessinée, ce n’est pas Hugo Pratt qu’évoque Vincent L’Epée, mais Franquin. Le Franquin des «Idées noires». Et celui de Spirou, qui a «inventé le mouvement» dans la BD, dit-il en s’enthousiasmant.

Mais le dessinateur de presse n’imagine pas pour autant se lancer dans le 9e Art. Aucune envie de se plonger dans un travail de reclus, fixé sur un héros de fiction, alors que la réalité lui offre personnages et scénarios.

swissinfo.ch: «A la pointe de L’Epée» fait le tour de cinq années de travail. Votre approche du dessin de presse a-t-elle changé au cours de cette période?

Vincent L’Epée: Il y a eu une évolution vers le moins de texte. Je tente d’accompagner de moins en moins le lecteur, de moins le prendre par la main.

swissinfo.ch: Comment définiriez-vous aujourd’hui votre approche de l’actualité et le rôle du dessin de presse?

V.L.: En ce qui concerne le rapport à l’actualité, c’est très délicat. D’une semaine à l’autre, l’approche change. C’est vraiment une question d’état personnel. Le pire, c’est quand on revient de vacances. On est rouillé, et tout paraît un peu vain, parce que tout recommence, systématiquement…

Le dessin de presse, je vois ça comme un édito visuel, qui doit permettre au lecteur de réfléchir, ou de se casser l’émail des dents à force de grincer des dents. Malgré ce que beaucoup pensent, un dessin n’est pas forcément là pour faire rire. C’est une forme très rapide, non pas d’explication des choses, mais de mise en lumière d’un fait d’actualité.

On peut être parfois dans quelque chose de trivial, voire de grossier. Cela permet de se lâcher un peu, ce qui fait du bien. Et au lecteur aussi.

swissinfo.ch: Parmi vos têtes de turc, il y a le pape. Avec un sommet atteint à l’occasion d’un dessin intitulé «Usagé» (voir galerie, ndlr). Comment ce type de dessin passe-t-il auprès de votre rédaction… et du public?

V.L.: A la rédaction, c’est passé facilement, je n’ai pas dû me battre. Par rapport au public, je crois que pas mal de monde a ri. A l’exception de quelques personnes qui se sont exprimées, parfois assez violemment. J’ai même reçu des menaces à peine voilées via des courriers électroniques qui m’étaient envoyés à mon adresse privée. Quelqu’un qui me demandait de m’excuser publiquement. Puis si je pourrais rire du sort de mes proches s’il leur arrivait malheur… Là, j’ai commencé à mal le prendre. Heureusement, cela s’est arrêté.

Ce qui est dommage, c’est que, quel que soit le courrier, il n’y a jamais eu un effort de réflexion par rapport au sens du dessin. Lequel était une réaction à un discours du pape qui évoquait la question du préservatif avant un voyage en Afrique. Je n’ai pas eu de retour là-dessus. J’étais juste condamné, comme un sale hérétique!

swissinfo.ch: Autre personnage-fétiche: Christoph Blocher, que vous représentez toujours la bave aux lèvres. Avec ce type de dessins, assez violents, n’y a-t-il pas le risque de ne convaincre que les convaincus et d’irriter les autres sans avoir la moindre chance de les faire réfléchir?

V.L.: C’est évident. Dans le dessin de presse, parfois, on flingue. Et on a tendance à flinguer souvent dans la même direction. Peut-être effectivement les dessinateurs de presse ne sont-ils pas de droite. Moi, je ne cherche pas à développer un engagement politique dans mon travail. Mais disons que Christoph Blocher, chez moi… ça ne passe pas.

Mais à propos de ces dessins, je n’ai jamais eu de réaction de la part d’un UDC! Jamais. Il y a peut-être chez eux l’habitude d’être brocardé par les dessinateurs de presse. Par contre, quand j’ai fait des dessins à propos de la vie mouvementée de Valérie Garbani (élue socialiste neuchâteloise qui a récemment démissionné suite a un certain nombre de frasques alcoolisées, ndlr), là ça a bougé, alors que finalement, je suis parti de faits. Certains, à gauche, n’ont pas bien supporté ça. Peut-être sont-ils moins habitués que les gens de droite…

swissinfo.ch: Stylistiquement, vous avez un dessin souvent très travaillé, très BD en fait.

V.L.: J’ai toujours été influencé par la bande dessinée. A la base, j’ai une formation d’illustrateur. Lors de mes études à Strasbourg, j’ai touché à pas mal de domaines, dont la narration par l’image. Je ne peux pas me détacher de ce style-là. Mais si on regarde le travail de Chappatte ou de Bürki, on constatera que chez eux, on est aussi dans un style qui prend du temps. On est très loin de Cabu, que j’adore, ou de Reiser. Pour moi, cette approche permet d’éviter le texte. Le rendu de la mise en scène permet à l’image d’être un peu plus autonome.

swissinfo.ch : Vous enseignez les arts visuels dans une école de Neuchâtel. Que vous apporte, à titre personnel, l’enseignement?

V.L.: Une respiration. Quand je travaille, je suis quelqu’un de totalement infréquentable, surtout si je n’ai pas d’idées! Je dois être seul, et c’est mieux pour tout le monde. L’enseignement, c’est aller vers les autres. Et être dans une relation directe avec les autres, alors que dans le dessin de presse, j’ai une relation décalée: quand le dessin paraît, je ne suis plus dedans. Et les lecteurs voient mon travail, moi je ne les vois pas.

Ensuite, c’est intéressant de sensibiliser des jeunes, qui ont entre 11 et 16 ans, au rôle de l’image. Je ne suis pas là que pour leur apprendre à dessiner, à «faire», mais aussi et surtout à voir. Enfin, j’essaie. On est dans une société d’image, on nous fait avaler tout et n’importe quoi à travers l’image – moi-même je suis un fabriquant d’images. Tenter de les sensibiliser à décoder les choses, je pense que c’est le rôle d’un prof d’art visuel.

J’ai aussi le sentiment de pouvoir partager avec les élèves ce que je pratique, mon métier, et pas uniquement ce que j’ai appris un jour dans une école. Lorsque je les vois en difficulté dans leur travail, je peux leur parler du dessin sur lequel j’ai souffert aussi. Ils savent ce que je fais: je ne suis pas «que» prof. D’ailleurs je ne pourrais pas être que prof.

Enfin, à l’école, je suis en prise avec une réalité sociale, des réalités sociales. C’est important, quand on parle d’une certaine réalité au travers de son travail. Certains journaux ont tendance à stigmatiser les problèmes qu’il y a avec les jeunes. Les côtoyer, cela permet de se dégager d’une vision un peu simpliste de la société.

Bernard Léchot, Neuchâtel, swissinfo.ch

Neuchâtel. Vincent L’Epée est né en 1971 à Neuchâtel.

Imprégnation. Avec des parents peintres et profs de dessin, un grand-père graphiste, Vincent L’Epée se passionne très jeune pour le dessin.

Formation. Après son école obligatoire, il passe par une année préparatoire à l’Ecole d’art de La Chaux-de-Fonds, puis suit le lycée artistique de Neuchâtel et enfin l’Ecole supérieure des arts décoratifs de Strasbourg, section illustrateur.

Dessinateur de presse. C’est le «Journal du Jura» qui lui donne sa première chance en 1998. Illustration du courrier des lecteurs d’abord, dessin d’actualité dès 2001. Dès 2007, il collabore également aux quotidiens neuchâtelois, «L’Express» et «L’Impartial».

Glénat. Après avoir participé à plusieurs ouvrages collectifs («La France vue par les Suisses», «Le foot vu par les Suisses», la «Crise vue par les Suisses»), l’éditeur Glénat lui consacre un ouvrage entier qui retrace 5 années de dessin de presse.

Enseignement. A côté de son travail de dessinateur de presse, Vincent L’Epée enseigne les arts visuels au Collège des Terreaux, à Neuchâtel.

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