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«Rénover les violons de la Shoah fait mal aux doigts»

Le violoniste et directeur artistique du festival de Sion Shlomo Mintz, à Auschwitz, avec un violon rénové par Amnon Weinstein. Lucille Reyboz

Souvent rescapés des ghettos et des camps de concentration d’Europe de l’Est, dix-huit violons restaurés par Amnon Weinstein font l’objet d’une exposition et de concerts en Valais, où se tient le 46e Festival international de musique de Sion. Le Maître luthier israélien s’est confié à swissinfo.ch.

Son père était luthier, il a formé son fils. La septantaine moustachue, Amnon Weinstein dirige à Tel Aviv un atelier qui compte pour clients les plus prestigieux violonistes de la planète.

Depuis une quinzaine d’années, il piste les instruments liés à la Shoah. Plusieurs de ces violons passés entre ses mains ont pu être entendus en concert à Istanbul, à Paris, aux Etats-Unis.

Ce devrait aussi être le cas à Madrid le 27 janvier prochain, lors de la Journée de la mémoire de l’Holocauste et de la prévention des crimes contre l’humanité.

Le rendez-vous de Sion, jusqu’au 15 septembre, a pour sa part le caractère d’une première mondiale par le nombre d’instruments à la fois joués, expliqués et exposés, dans un ancien pénitencier mué en musée. Un événement qui émeut le Maître luthier.

swissinfo.ch: D’où vous vient cette idée de rénover des violons liés à la Shoah?

Amnon Weinstein: J’ai eu chez moi à Tel Aviv un apprenti allemand venu de Dresde. Il connaissait mal ce qui se rapportait à l’Holocauste. Mais il s’est passionné, a vu les musées, lu des livres. Il a compris que j’étais une entrée importante. Je n’avais pas encore de violons des ghettos et des camps à ce moment-là, mais des instruments liés à la création de l’Orchestre philarmonique d’Israël, avant la guerre par Bronislav Huberman et Arturo Toscanini.

Pendant deux ans, il m’a talonné pour que je donne une conférence. Je ne voulais pas toucher à cette matière. Trop difficile, trop émouvant pour moi. Pour finir, j’ai accepté. Après deux ans de travail, cette conférence a eu lieu à Dresde, pour le groupement des luthiers/archetiers allemands.

A la radio, j’ai alors lancé un appel pour faire émerger des histoires. Et progressivement, des instruments sont réapparus. Aujourd’hui, je suis responsable de vingt-six instruments venant de l’Holocauste et de l’Orchestre philarmonique d’Israël. Certains m’appartiennent, d’autres appartiennent à des musées ou des privés.

Ce projet a fait boule de neige et m’a complètement pris. Je cherche des documents, des photos, et ça ne s’arrête jamais. Au contraire même, c’est de plus en plus prenant. Il faut savoir qu’on a très peu de documents autour de chacun de ces violons. Et que les gens qui ont joué dans les ghettos ou les camps n’ont plus joué après. Ils ne le pouvaient plus. C’est compréhensible.

Je cherche à retrouver l’histoire complète de ces violons, mais surtout, il faut qu’ils soient joués. On doit entendre leur sonorité, qui raconte une histoire, une qualité. C’est le cas ici à Sion, avec les concerts. C’est fabuleux.

swissinfo.ch: Revenons sur l’origine de ces violons…

AW: Presque tous ont été fabriqués en Allemagne et en Tchécoslovaquie dans de petits ateliers. D’autres sont des violons de luthiers, Wagner par exemple. Je les cherche en Europe et dans une moindre mesure en Israël. 85% des réfugiés après la guerre sont en effet partis pour les Etats-Unis. Ils voulaient la sécurité. Certains de mes collègues américains me contactent quand ils tombent sur des violons portant une étoile de David. Avec les photos, Internet, aujourd’hui, c’est facile.

swissinfo.ch: Qu’est-ce qui vous lie à ces violons?

AW: D’abord, je suis luthier. Ensuite, ma famille. Un jour, ma sœur a dressé la liste de nos proches tués par les Allemands. Environ 380 personnes. Mon père était sioniste. Contre l’avis de mon grand-père, il est venu en Israël en 1938. Mais hormis mon père et ma mère, tous ceux de ma famille sont morts, assassinés. Ce mausolée de sons [produits par les violons restaurés] est aussi un mausolée pour ma famille.

swissinfo.ch: Est-il juste de dire que vous remettez ces violons en état?

AW: C’est plus que ça. La restauration d’un violon fabriqué par un bon luthier ne pose pas de problème. Mais ici, presque tous sont en très mauvais état, après leur passage dans les ghettos ou les camps. L’un d’eux m’a demandé un an et demi de travail. Le quart de ce violon est neuf. Le musicien avait été forcé de jouer sous la pluie, le pire ennemi du violon. Mais il fallait le restaurer. Il portait cinq étoiles de David et ce n’est pas tous les jours.

swissinfo.ch: Rencontrez-vous des difficultés particulières dans ce travail? A-t-il des exigences spécifiques?

AW: Si j’avais des difficultés, cela signifierait que ce n’est pas mon métier. On peut tout réparer, il n’y a pas un problème qu’on ne puisse résoudre. Mais en touchant un violon comme celui d’Auschwitz, on comprend l’histoire. Ça fait mal aux doigts. Les réparer, c’est difficile sur le plan émotionnel, pas technique. Mais aussi longtemps que mes mains me le permettront, je ne m’arrêterai plus de rénover ces violons.

swissinfo.ch: Que nous disent ces instruments?

AW: Nous n’avons que les photos des victimes. Pas la voix. Les violons, ce sont les voix des victimes. Six millions de victimes.

swissinfo.ch: Mais en quoi le violon est significatif de la destinée des juifs d’Europe?

AW: Dans presque toutes les maisons juives, on jouait du violon. Comptez le nombre d’instruments accrochés au mur, vous connaîtrez le nombre de membres masculins de la famille, écrivait un grand écrivain juif.

swissinfo.ch: En redonnant vie à ces violons, vous sentez-vous une mission?

AW: Absolument. Mon fils et moi avons consacré l’équivalent de 180’000 euros en heures de travail pour cela. Il s’agit d’une mission en terme de mémoire. Il faut que tout le monde comprenne que ce qui s’est passé au moment de l’Holocauste ne doit pas se reproduire.

swissinfo.ch: Craignez-vous que cette mémoire ne disparaissent, voire que le négationnisme à l’égard de la Shoah prenne un jour le dessus?

AW: Pourquoi un jour? Aujourd’hui déjà, combien de gens disent que la Shoah n’a pas existé! Je connais des gens qui étaient dans les camps. Pour moi, c’est clair. Mais malgré la quantité de témoignages et de documents, j’ai vu quelqu’un sortir un mètre et prendre des mesures pour affirmer que tuer un si grand nombre de personnes dans une si petite chambre à gaz, ce n’est pas possible. Quelle imbécilité!

swissinfo.ch: Votre travail sur les violons de la Shoah a-t-il une quelconque résonnance dans le contexte de la question israélo-palestinienne?

AW: A mon avis, ces deux questions ne doivent pas être abordées ensemble. Je ne souhaite pas en dire plus.

Pierre-François Besson, Sion, swissinfo.ch

Ralliement En 1936, Bronislav Huberman et Arturo Toscanini ont créé l’Orchestre philarmonique d’Israël (à l’époque Orchestre philarmonique de Palestine) avec des musiciens des plus grands orchestres d’Europe. Ils ont ainsi sauvé 3000 personnes.

Israël Les juifs allemands et autrichiens sont venus en Israël avec leurs instruments de fabrication allemande, qu’ils n’ont plus voulu jouer à la suite de la guerre. Ces derniers ont été détruits ou vendus.

Europe La plupart des violons des déportés ont été détruits dans la guerre. Des centaines d’autres ont été volés. Et les musiciens rescapés se sont souvent débarrassés des violons fabriqués en Allemagne.

L’Allemagne nazie avait interdit les compositeurs juifs comme Mendelssohn, Mahler ou Offenbach. Mais elle vouait un culte à Liszt, Von Suppé et Wagner.

A partir de 1940, dans presque tous les camps d’extermination, les SS ont organisé des orchestres de déportés. A Auschwitz Birkenau, entre 1940 et 1943, cinq ensembles fonctionnaient au quotidien et plusieurs orchestres plus petits ont été créés dans les camps satellites.

«La musique accompagnait chaque moment de l’horrible routine des déportés. Pendant les interminables appels, pendant les exécutions et les séances de torture, les sélections à la descente des trains, inlassablement les orchestres jouaient des airs gais et entraînants.»

SOURCE: «Les violons de l’espoir»

Pour sa 46e édition, le Festival international de musique de Sion (18 août-12 septembre) propose quatre séries de concerts, articulées autour du fado, du maqâm, du tango argentin et du grand répertoire classique.

Ce festival, dont le directeur artistique est le musicien et chef d’orchestre Shlomo Mintz, place le violon au centre de sa programmation. Et présente donc cette année l’exposition «Les violons de l’espoir», avec expo photos, films, ateliers et conférences.

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