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«Sez Ner», un livre grison magique et inquiétant

Arno Camenisch: un roman à la rencontre de ses racines. Yvonne Bohler

Son roman porte le nom de la montagne grisonne. Arno Camenisch, jeune auteur romanche inconnu, revisite le terroir suisse dans un ouvrage paru aux Editions d’en bas (Lausanne), en allemand, romanche sursilvan et français. Exotisme linguistique et social assuré.

Face à la rigidité de la roche, la souplesse de la langue, sa musicalité, son rythme étrange, parfois heurté, parfois fluide. Arno Camenisch écrit adossé à l’Alpe grisonne qui l’a vu grandir dans la région de la Surselva, au pied du Piz Sezner.

C’est là que s’enracine son livre «Sez Ner», du nom de la montagne, coupée en deux pour les besoins du titre. Une faille dans laquelle se glissent des pages et des pages de souvenirs rassemblés sous forme de notes que l’auteur préfère appeler «séquences filmiques». Son œil est celle d’une caméra qui saisit les paysages éternels d’une Suisse grisonne, elle aussi partagée en deux. Deux langues: l’allemand et le sursilvan, l’une des variantes du rhéto-romanche.

Echos

Dans ces deux idiomes, Arno Camenisch a rédigé «Sez Ner», lui le jeune homme parfaitement bilingue qui parle également français, avec un adorable chuintement italien. En appuyant sur les consonnes, il confie d’une voix qui chantonne: «J’ai d’abord écrit mon livre en allemand, puis je l’ai récrit en sursilvan. Il y a un jeu de renvois entre les deux modes d’expression. Un écho».

La traduction en français est venue plus tard. D’abord publié en deux langues aux éditions Urs Engeler (Bâle, 2009), «Sez Ner» paraît aujourd’hui en version trilingue aux Editons d’en bas (Lausanne): l’allemand et le français se font face, le sursilvan les soutient en bas de page. Un tressage linguistique en somme, comme on en trouve très rarement dans la littérature de ce pays, qui affiche ici sa singularité et son ambition, mais discrètement, à la manière suisse.

C’est d’autant plus impressionnant que l’entreprise est l’œuvre de deux jeunes «poètes» qui font à peine 55 ans à eux deux: Arno Camenisch donc, et sa traductrice francophone, la Genevoise Camille Luscher. Pour son travail, celle-ci a bénéficié de l’appui de la Fondation Pro Helvetia, entre autres.

Le bègue et le castré

Sa montagne, Camenish l’a déplacée à l’étranger. En Autriche, en Italie, en Allemagne, il a lu «Sez Ner» devant un public ravi, qui l’écoutait, dit-il, avec «beaucoup de curiosité et de fascination pour les sonorités romanches». Exotisme linguistique, mais aussi social, même pour le lecteur d’ici, tant la Surselva, ses pâturages, ses vallées, sa population, restent méconnus sous les latitudes romandes.

Voici donc l’armailli, l’aide-armailli, le vacher, le porcher, les bouèbes (bergers), le vieux Gris, le Tigré, le bélier aux pattes cassées, la vache boiteuse… Voici encore Clemens le bègue, l’Otto et le Vicki (deux jumeaux, on le suppose), l’un est «né coiffé», l’autre est «né face aux étoiles». Mais il n’y a pas qu’eux de ratés. L’aide-armailli a huit doigts, l’un des bouèbes est castré, et le médecin ressemble à s’y méprendre au diable.

Un bestiaire humain, on vous dit. Une galerie de portraits aussi, magnifiquement dressée sur l’Alpage de Stavonas qui sert de décor estival au livre et de lieu de travail à une population bigarrée.
C’est là-bas, tout en haut, que l’auteur, enfant, a passé quatre étés. «Mes parents, raconte-t-il, m’y avaient envoyé pour des vacances. J’y ai travaillé comme berger, au début des années 1990. J’avais alors une dizaine d’années. On se levait le matin aux aurores, et on enfilait les journées: de 5h à midi et de 15h à 20h».

L’ancien et le nouveau

De ces années-là datent les souvenirs du romancier qui forment le tissu de son texte, étoffé par son imaginaire foisonnant. Il y a du Bruegel chez lui. Bruegel l’Ancien et ses tableaux pleins de gnomes où se mêlent hommes, bêtes et nature dans une paix inquiétante.

La nature ici, suisse jusqu’à la moindre petite fleur, échappe néanmoins à tout cliché. Elle s’offre par blocs de sensations et propose un univers magique où l’on apprend à vivre avec les monstres, leur beauté et leurs menaces. L’ancien côtoie le nouveau au grand dam des paysans attachés à leurs traditions, qui voient d’un mauvais œil l’intrusion des touristes, campeurs, soldats, gendarmes et autres importuns dans leurs pâturages.

Une vie de contrastes, c’est aussi cela l’Alpage de Stavonas vu par Camenisch. L’auteur aime cultiver l’ambivalence. Il raconte que lorsqu’il est à l’étranger, il arrive qu’on lui demande: «Vous qui avez tant voyagé, pourquoi n’écrivez-vous pas sur ce que vous avez vécu hors de votre pays?». Il répond: «J’aime bien rester chez moi».

Ghania Adamo, swissinfo.ch

Né en 1978 à Tavanasa, dans les Grisons, où il fait ses études primaires et secondaires.

Romancier, poète, et dramaturge, il écrit en allemand et en romanche.

Il est aujourd’hui étudiant à l’Institut littéraire suisse de Bienne, où il vit.

Il a parcouru le monde: Europe, Australie, Asie, Amérique latine.

Il est l’auteur d’un roman paru en 2005, en romanche: «Ernesto ed autras manzegnas».

«Sez Ner» est son deuxième roman.

«Sez Ner», d’Arno Camenisch.

Editions d’en bas, Lausanne, 279 pages.

Ouvrage trilingue: allemand-sursilvan-français.

Traduction française: Camille Luscher.

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