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Engloutie par les eaux, Jakarta lutte pour sa survie

La Mosquée Waladuna de Muara Baru à Jakarta, en Indonésie.
Visible depuis la digue qui protège les habitations du bidonville de Muara Baru, au nord de Jakarta, la mosquée Waladuna, immergée depuis le début des années 2000, est devenue un symbole de l’affaissement du sol et de l’élévation du niveau de la mer qui menacent la capitale indonésienne. SWI swissinfo.ch / Dorian Burkhalter

La montée du niveau de la mer et l’affaissement du sol menacent le futur de la mégapole indonésienne, confrontée à des inondations de plus en plus fréquentes. Face aux défis, les autorités cherchent des solutions, dont la plus radicale est de déplacer la capitale. Reportage.

Assis sous le porche de leur modeste maison, Dede, Chandra et leur fille Saphira nous observent nous approcher. Devant eux, tout le long de la rue, se dresse un chantier sur lequel travaillent plusieurs ouvriers. Leur objectif: surélever d’un mètre l’actuel chemin de terre qui traverse ce pâté de maisons du quartier de Muara Angke, un bidonville du nord de Jakarta.

«Hier encore l’eau arrivait jusqu’ici», indique Dede, montrant de sa main le seuil de la porte d’entrée. L’an dernier, la famille n’a pas eu la même chance. L’eau s’est introduite dans leur maison, ainsi que dans celle de leur voisine, la grand-mère de Saphira. «J’ai dû partir en urgence. J’ai perdu tous mes appareils électroniques», regrette la vieille dame.

Dede, Saphira et Chandra devant leur maison.
Dede, Chandra et leur fille Saphira vivent depuis toujours à Muara Angke. SWI swissinfo.ch / Dorian Burkhalter

Situées à une vingtaine de mètres du rivage, les maisons de ce quartier – qui dépassent à peine, voire n’atteignent même pas, le niveau de la mer – sont régulièrement menacées par les marées. Et si les inondations n’ont rien de nouveau pour les locaux, ceux-ci affirment qu’elles se produisent désormais plus fréquemment, plusieurs fois par an.

Au lendemain des dernières inondations, l’eau ne s’est pas totalement retirée et continue de submerger certaines ruelles, alors que d’autres sont jonchées de déchets portés par la mer. Dans l’air chaud et humide de cette fin de matinée d’octobre planent une odeur persistante d’égouts et de nombreux moustiques, attirés par les eaux stagnantes.

Double menace

Pour les habitants et les habitantes de Muara Angke, les perspectives sont alarmantes.

La capitale indonésienne est la ville qui sombre le plus vite au monde, et c’est au nord que ce phénomène est le plus marqué. Le sol s’y affaisse par endroits de plus de 20 centimètres, en raison d’une surexploitation des aquifères. À cela s’ajoutent la hausse du niveau de la mer et des précipitations de plus en plus intenses provoquées par le réchauffement climatique. Cette communauté d’environ 20’000 âmes, où vivent de nombreux pêcheurs qui dépendent pour leur revenu d’un accès facile à la baie de Jakarta, est donc particulièrement menacée.

Contenu externe

Cette double menace, la famille de Dede l’affronte avec résignation. Vivre ailleurs, elle n’y songe pas. «Partir? Pour aller où? Cela fait des décennies que l’on vit ici», rétorque le père de famille.

Une centaine de mètres plus loin, la petite rue débouche sur un port de pêche. À quai, quatre hommes sont assis autour d’une table. L’ambiance est à la fête. Les pêcheurs partagent des plats de moules pimentées, ramassées le matin même, et qu’ils arrosent d’un alcool local à la couleur sombre. Ils discutent, éclatent de rire et, tour à tour, chantent sur une piste de karaoké.

Tout autour d’eux, des maisons sur pilotis sont perchées à deux mètres de hauteur, à l’abri des inondations. Ces nouvelles habitations ont été fournies par les autorités l’an dernier.

Abdusachman, pêcheur de 57 ans originaire de Indramayu, une ville côtière à l’est de Jakarta, voit d’un bon œil la construction de ces logements, même si lui, comme d’autres de ses collègues, continue de dormir sur son bateau.

À Jakarta, la marée n’est qu’un des facteurs provoquant des inondations. Toutes les personnes que nous avons rencontrées s’accordent à dire que les pluies sont désormais plus imprévisibles et plus intenses qu’auparavant.

Des études montrent que les épisodes de fortes pluies de courte durée ont presque doublé entre 1900 et 2010. En janvier 2020, des précipitations records de 377 millimètres ont été enregistrées en l’espace de 24 heures.

Selon le média indonésien KompasLien externe, qui cite l’Agence nationale de gestion des catastrophes (BNPB), le Grand Jakarta a connu l’an dernier 33 inondations, submergeant plus de 12’000 habitations et affectant plus de 50’000 personnes. En 2020, d’importantes inondations avaient provoqué la mort d’une septantaine de personnes.

Les infrastructures de drainage ne suffisent plus face au débit des intempéries et les rivières, trop étroites et obstruées par les déchets et les habitations non réglementées, débordent régulièrement. À cheval entre la mer et une zone montagneuse située plus au sud, la ville forme une sorte de cuvette où se déversent les eaux de pluie alentour.

«Giant Sea Wall»

Face à la montée des eaux, qui atteint entre 2 et 4 centimètres par an, les autorités ont construit des digues qui s’étendent sur une dizaine de kilomètres. Mais elles n’offrent qu’une protection imparfaite contre l’eau de mer qui continue de s’infiltrer, et certains craignent que le mur ne finisse par céder.

D’autres digues doivent encore être érigées, pour un total de 28 kilomètres d’ici 2030, selon les autorités. Et un projet de «Giant Sea Wall» – énorme digue de plusieurs dizaines de kilomètres dans la mer qui encerclerait un nouveau district perché sur une île artificielle – pourrait à terme voir le jour.

«La situation des pêcheurs ici s’est améliorée ces derniers temps, mais le risque d’inondations reste élevé», constate Dwi Sawong, scrutant les flaques d’eau qui bordent les maisonnettes proches du port. Ce responsable de campagne pour l’aménagement du territoire et les infrastructures auprès de WALHI, une ONG écologiste indonésienne, connaît bien Muara Angke, qu’il a vu évoluer au fil du temps. «Les gens qui habitent par-là devront déménager dans quelques années», prévient-il.

Environ deux millions de personnes vivent au nord de Jakarta, où le risque d’inondations récurrentes est le plus élevé. C’est aussi là que se trouvent de nombreuses communautés informelles, dont les habitants de ce quartier. Relocaliser ces personnes, qui vivent en dehors du système sur des terrains qu’elles ne possèdent pas, sera compliqué, même si des projets existent. Parmi eux, de grands bâtiments-dortoirs, visibles à plusieurs endroits.

Affaissement du sol

Si Dwi Sawong salue les mesures prises face à la montée des eaux, il souligne que le «problème principal reste l’affaissement du sol». Un défi dont les autorités peinent à se saisir et qui, contrairement aux marées et aux pluies, résulte directement de l’activité humaine.

Pour comprendre les raisons de ce phénomène, il faut s’intéresser au réseau d’eau propre de la ville. Ou plutôt, à son absence en de nombreux endroits.

C’est dans un petit café du centre de la capitale, non loin de la mairie, où les imposants bâtiments gouvernementaux côtoient les tours de verre ultramodernes des banques et des multinationales que l’on rencontre Nirwono Joga. Cet expert en urbanisme à l’Universitas Trisakti de Jakarta et consultant pour le gouverneur explique: «la plupart des foyers dépendent encore de l’eau souterraine qu’ils extraient à l’aide de pompes».

Nirwono Joga
Selon Nirwono Joga, Jakarta et ses 12 millions d’habitants pourraient, en théorie, se passer de puiser l’eau souterraine. SWI swissinfo.ch / Dorian Burkhalter

Selon les autorités, le réseau d’eau propre couvre aujourd’hui 75% de la ville. Mais le spécialiste précise que «cela concerne principalement les zones industrielles et commerciales du centre de Jakarta».

L’extraction d’eau vide les nappes phréatiques contenues dans le sous-sol de l’agglomération qui s’enfonce sous le poids des gratte-ciel – de plus en plus nombreux dans cette mégapole en plein développement économique. Et le bétonnage de Jakarta, où les espaces verts sont extrêmement rares, empêche les réserves d’eau souterraines de se régénérer.

Aujourd’hui, environ 40% du territoire de la ville – principalement au nord – se trouve sous le niveau de la mer, et les experts estiment que toute la capitale pourrait sombrer d’ici 2050 si rien ne change.

Réseau d’eau en construction

Pourtant, Jakarta et ses 12 millions d’habitants et d’habitantes – plus de 30 millions pour la grande région métropolitaine – pourraient, en théorie, se passer de puiser l’eau souterraine, estime Nirwono Joga.

L’agglomération bénéficie d’un accès à la mer et est traversée par 13 cours d’eau, aujourd’hui très pollués, qui serpentent entre les routes, les voies de trains, les immeubles et les maisons. La ville est également reliée à deux barrages, celui de Karian au sud-ouest, inauguré l’an dernier, et celui de Jatiluhur au sud-est. Mais les infrastructures nécessaires – canalisations, égouts, usines de traitement, réservoirs – manquent encore largement à l’appel.

Les autorités espèrent raccorder l’entier de la ville au réseau d’eau propre avant la fin de la décennie. Un objectif ambitieux qui se veut être une réponse à l’enfoncement du sol.

«Notre objectif est d’atteindre une couverture de 100% d’ici 2029», confirme Arief Nasrudin, président directeur de PAM Jaya, l’entreprise publique responsable de la distribution d’eau potable. «Environ un million de ménages  doivent encore être connectés». Ceux-ci sont répartis aux quatre coins de la ville, explique-t-il, même si la plus forte concentration est au sud, «où la qualité de l’eau souterraine est encore très bonne».

Les chantiers seront inévitables. Et dans une ville aussi congestionnée que Jakarta, les nuisances seront importantes. «Le principal défi, c’est que la population est déjà installée, tandis que l’infrastructure n’est pas encore en place. Quand on parle de 25% de foyers non raccordés, cela représente 7’000 km supplémentaires de canalisations. Je dois expliquer à la population que nous sommes navrés, mais que les tuyaux devront passer sous les routes», indique-t-il par visioconférence depuis Paris, en voyage d’affaires qui l’emmènera aussi à Zurich.

Quartiers nord oubliés?

Les autorités assurent que les quartiers défavorisés du nord de la capitale ne seront pas oubliés, mais les voix critiques en doutent.

De retour à Muara Angke, nous longeons le quai où sont ancrés les bateaux de pêche traditionnels en bois. Au loin, de hautes tours d’habitation entourées d’un imposant centre commercial se dressent devant la mer, défiant toutes prédictions quant au niveau des eaux.

«Ces gens resteront à l’abri des inondations quoi qu’il arrive», souffle Dwi Sawong de WALHI. Le contraste entre les maisonnettes aux toits de tôle et ce complexe ultra moderne est saisissant. Il illustre les inégalités qui existent à Jakarta-Nord, où cohabitent certaines des personnes les plus riches et les plus pauvres de la capitale.

Pour Dede, la perspective d’une connexion au réseau d’eau est aussi lointaine qu’incertaine. En attendant, la petite famille continue d’acheter chaque jour huit bidons d’eau, pour un coût de 20’000 roupies indonésiennes (1 franc suisse). Une dépense mensuelle non négligeable sachant que le salaire moyen du pays s’élève à environ 3 millions de roupies.

«L’objectif d’une couverture de 100% n’était pas à l’origine fixé pour 2029. Il remonte à plusieurs décennies. Les progrès ont été très lents», lâche Tiza Mafira, directrice de Climate Policy Initiative, une organisation à but non lucratif qui analyse les politiques environnementales. «Selon toute vraisemblance, aucune forme de régulation n’atteindra les lotissements informels, que l’on parle de fiscalité, de permis commerciaux, de permis de construire, d’eau, de gaz, ou encore d’électricité. Ce sont des populations vulnérables et elles le resteront face à tout».

Pour cette ancienne activiste engagée contre la pollution plastique, les efforts des autorités ne sont pas suffisants. «Je vis dans un quartier qui n’est pas connecté au réseau d’eau et je n’ai reçu aucune indication que ma situation pourrait changer», déclare Tiza Mafira, qui vit dans le sud de la capitale. «Je continue donc à puiser».

Tiza Mafira
Selon Tiza Mafira, les autorités pourraient également lutter contre l’extraction d’eau en incitant les ménages à construire des puits d’infiltration ou des systèmes de collecte des eaux de pluie. SWI swissinfo.ch / Dorian Burkhalter

En théorie, une régulation existe pour limiter le recours aux puits, mais tant que le réseau ne sera pas construit, celle-ci ne pourra être appliquée.  

Nouvelle capitale

En 2019, face aux problèmes inextricables – inondations, eau potable, pollution, trafic – qui accablent Jakarta, l’ancien président indonésien, Joko Widodo, avait proposé une solution radicale: déplacer la capitale de plus de 1000 kilomètres au nord-est, sur l’île de Bornéo, pour y construire au milieu de la forêt une nouvelle ville futuriste, baptisée Nusantara.

Contenu externe

Alors que les premiers employés de l’administration commencent à emménager sur place et que le chantier accuse de nombreux retards, le nouveau président Prabowo Subianto, au pouvoir depuis octobre 2024, ne semble plus vouloir faire une priorité du projet phare de son prédécesseur. Le terme de «capitale politique» est désormais privilégié.

Pour Dede, Chandra et Saphira, comme pour de nombreux habitants et habitantes de Jakarta, Nusantara ne représente qu’un concept abstrait. Bien loin des priorités du quotidien: vivre dans un logement sûr, obtenir un revenu décent, avoir accès à l’eau potable, se déplacer dans la ville sans y perdre des heures.

Ce reportage a été réalisé dans le cadre d’En Quête d’Ailleurs, un programme d’échange entre journalistes de Suisse et des pays d’Afrique, d’Europe de l’Est, d’Asie ou d’Amérique latine. La thématique 2025 portait sur «l’eau dans tous ses états».

Texte relu et vérifié par Virginie Mangin

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