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Ananda Devi: une voix de l’Océan indien

Ananda Devi, l'écriture depuis toujours. swissinfo.ch

Elle est née dans un melting-pot culturel qui s’appelle l’Ile Maurice. Si elle a d’abord choisi l’ethnologie pour appréhender ce monde complexe, c’est finalement à l’écriture littéraire, ses premières amours, qu’elle a confié cette tâche. Le français selon… Ananda Devi.

Anthropologue de formation, traductrice de profession, c’est à travers l’écriture – elle a publié des romans, des nouvelles, des poèmes – que vit Ananda Devi, née à l’Ile Maurice, morceau de terre où se mêlent les influences asiatiques, africaines et européennes.

Aujourd’hui, Ananda Devi vit à deux pas d’une ville qui est également un carrefour de la planète: Genève.

swissinfo.ch: Vous souvenez-vous du premier manuel scolaire avec lequel vous avez appris le français?

Ananda Devi: Je m’en souviens, mais pas de son titre. C’était en 1ère classe primaire, à l’Ile Maurice. On avait acheté le manuel, et le premier jour de l’école, j’ai réalisé qu’il lui manquait des pages. C’était la catastrophe! Je suis rentrée à la maison en pleurant. Mon père a emprunté le manuel d’une amie, il a recopié à la main les pages qui manquaient, et il les a collées dans le manuel. J’avais donc un manuel en partie imprimé, en partie copié de la main de mon père!

swissinfo.ch: Quelqu’un – parent, professeur, auteur – a-t-il marqué à jamais votre relation à la langue française?

A.D.: Il y a une prof qui, effectivement, m’a beaucoup induite en poésie. Elle était passionnée de littérature. Et j’ai eu le courage, moi qui écrivais en cachette, de lui montrer ce que je faisais. Cela a été un déclenchement, parce qu’elle m’a encouragée. Je dis d’ailleurs souvent quand je rencontre des collégiens ou des lycéens que les profs ont une grande importance dans la naissance de l’écriture.

J’écrivais tout le temps depuis l’âge de 7-8 ans, et ce n’est que vers 12-13 ans que j’ai commencé à en parler aux autres. A 15 ans, j’ai envoyé une nouvelle à un concours, et j’ai obtenu un prix. C’est ce qui m’a fait… sortir du placard!

swissinfo.ch: Une citation de Cioran: «On n’habite pas un pays, on habite une langue. Une patrie, c’est cela et rien d’autre»… D’accord, pas d’accord?

A.D.: Je suis tout à fait d’accord. Le Clésio a d’ailleurs dit quelque chose de similaire. Je suis née à l’Ile Maurice, d’ancêtres indiens, mon éducation est anglophone et francophone, ma mère parlait une langue du sud de l’Inde que moi j’ai perdue, j’ai vécu en Afrique et maintenant à la frontière franco-suisse… Ce qui fait que même si l’Ile Maurice est le pays de mon cœur, le lieu que j’habite le plus profondément est le français. C’est ma langue d’écriture, ma langue de rêve. Si je dois me définir, c’est à travers le français.

swissinfo.ch: Quelle place tiennent chez vous les différentes langues que vous pratiquez?

A.D.: L’anglais tient aussi une place, et le créole mauricien que tout le monde parle à Maurice. Si j’écris principalement en français, dans la vie quotidienne, c’est un mélange constant entre les trois langues. Vous le constaterez si vous allez à l’Ile Maurice: les gens parlent tout le temps plusieurs langues en même temps. Une phrase commence en français, continue en anglais, passe en hindi, se termine en créole… Là-bas, on parle une langue hybride constituée de toutes ces langues.

swissinfo.ch: La langue française a une spécificité: l’Académie française. Un club de vieillards inutiles ou les gardiens du temple?

A.D.: Je n’oserais pas les insulter en les traitant de vieillards inutiles. Mais… comment dire? Ils ne sont pas au sommet de mes préoccupations! C’est à la fois désuet et utile d’avoir ce genre de solennité, de rituel, autour d’une langue. Mais la langue vit sur la terre… et eux ils sont un peu trop éthérés à mon goût!

swissinfo.ch: Le français se métisse et évolue, peut-être pour le meilleur et pour le pire… Votre rapport à cette évolution? Amusée, attentive, agacée?

A.D.: La langue vit, qu’on le veuille ou non. Pour ce qui est de l’écriture… J’ai écrit il y a trois ans un roman où les personnages principaux étaient des adolescents à Maurice. Et c’était un parti-pris que de ne pas les faire parler dans une langue banlieusarde, branchée. Déjà parce que ne la connais pas bien. Ensuite parce que la survie de cette langue-là risque d’être très courte, puisque d’autres vont naître… Dans mes livres, j’utilise en général peu de jargon quotidien, parce que c’est souvent ce qui fait vieillir le plus vite un livre. J’utilise donc plutôt une langue classique, même si je trouve qu’au quotidien, une langue ne peut pas rester figée.

swissinfo.ch: Cette année, c’est le 40ème anniversaire de l’Organisation internationale de la Francophonie. Quel regard portez-vous sur cette institution?

A.D.: L’OIF a sa raison d’être. Elle fait un travail extraordinaire, que j’ai pu constater aussi bien à Maurice, qu’à la Réunion ou à Rodrigues. Par exemple des centres de lecture pour des enfants souvent déscolarisés.

Le problème qu’on a eu en tant qu’auteurs, c’est d’être catégorisés «francophones» alors que nous sommes des écrivains «de langue française». Une dénomination qui a engendré une sorte d’ambigüité dans notre statut, laquelle a abouti à un manifeste en 2006 qui a fait couler beaucoup d’encre. Une action moins orientée contre l’OIF que contre l’idée qu’il y a des «écrivains français» et des «écrivains francophones», qui seraient un peu de seconde zone.

L’expression en elle-même ne me gêne pas, mais quand cela aboutit par exemple à une séparation dans les librairies, ou à des dynamiques particulières chez les éditeurs, cela finit par donner l’impression qu’il y a deux niveaux d’écriture…

swissinfo.ch: Pour conclure, une expression mauricienne que vous appréciez particulièrement?

A.D.: Dans un de mes livres, j’ai beaucoup utilisé un mot créole, «lepasan»… Oralement, ça a l’air d’être du français, mais pas vraiment: ça s’écrit en un mot, on dit «enn lepasan». Il y est question d’adolescentes qui sont enceintes d’on ne sait qui. Et quand on leur demande qui les a mises enceintes, elles répondent «enn lepasan», donc «un passant».

Un mot qui est aussi très représentatif de ces peuples des îles qui sont des migrants, des sortes de nomades: ils sont des «lepasans». C’est donc un mot que j’aime beaucoup.

Bernard Léchot, swissinfo.ch

La langue qu’on parle, un bout d’âme, un morceau de soi, ou un simple outil de communication?

Dans la perspective du 13e Sommet de la Francophonie à Montreux, swissinfo mène l’enquête en huit questions.

Ile Maurice. Ananda Devi est née en 1957 à à Trois-Boutiques, Ile Maurice, de parents d’origine indienne. Elle se passionne rapidement pour l’écriture et remporte à 15 ans un concours d’écriture auprès de Radio France.

Anthropologie. La diversité culturelle mauricienne l’amène à entreprendre des études en ethnologie. Elle soutient un doctorat d’anthropologie sociale à l’université de Londres. Mais après ses études, revient à sa première passion, la littérature.

Edition. Elle publie dès l’âge de 19 ans, et passe par plusieurs maisons d’édition. Elle est chez Gallimard depuis 2002.
Ouvrages récents. «Eve de ses décombres» (Gallimard 2006, a reçu le Prix des Cinq Continents de la Francophonie et le Prix RFO du Livre), Indian Tango (Gallimard 2007, Sélection Prix Fémina et Prix France Télévisions), «Le sari vert» (Gallimard 2009).

Genève. Ananda Devi est domiciliée en France, à Ferney-Voltaire, à côté de Genève depuis 1989, après avoir passé quelques années au Congo-Brazzaville. Elle travaille également comme traductrice.

Anniversaire. L’Organisation internationale de la Francophonie (OIF) célèbre cette année son 40e anniversaire.

Chiffres. L’OIF regroupe 70 États et gouvernements (dont 14 observateurs) répartis sur les cinq continents. Dans le monde, près de 200 millions de locuteurs parlent français.

Culture et politique. Parmi ses missions principales figurent la promotion de la langue française et la diversité culturelle et linguistique, mais aussi la promotion de la paix, de la démocratie et des droits de l’homme.

Montreux. La Suisse, membre de l’OIF depuis 1989, accueille cette année le 13e sommet de la Francophonie. Il se tiendra du 20 au 24 octobre 2010 à Montreux, dans le canton de Vaud.

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