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Beyrouth, écrin du design oriental

Bijoux
200Grs (Rana Haddad et Pascal Hachem), A Frame to accommodate you, Bouteilles de vin et chêne français, 2016 mudac

Directeur adjoint du Musée de design et d’arts appliqués contemporains (Mudac) de Lausanne, Marco Costantini met sur pied une exposition qui présentera deux cents pièces d’une vingtaine d’artistes libanais, méconnus sous nos latitudes. Une façon de sortir de la définition très eurocentrée du design.

Malgré la guerre civile des années 1970-80, et malgré tous les problèmes politiques, économiques et sociaux que vit aujourd’hui le Liban, ce petit pays du Proche-Orient reste un creuset de la création artistique dont le dynamisme se perçoit loin à la ronde.

Et le design n’échappe pas à l’effervescence créatrice libanaise qui, il y a quelques années déjà, a attiré l’attention de Marco Costantini. Co-directeur du Mudac à Lausanne, ce dernier prépare depuis quatre ans une exposition qui accueillera quelque deux cents pièces d’une vingtaine d’artistes libanais. Son titre: «Beyrouth. Les temps du design».

Marco Costantini Mudac
Le co-Directeur du Mudac de Lausanne, Marco Costantini. Francesca Palazzi/mudac

L’exposition se tiendra au Mudac au printemps 2023, lorsque l’institution, aujourd’hui fermée, rejoindra le nouveau site muséal lausannois PLATFORME 10. En attendant, «Les temps du design» se poseront (du 3 avril au 28 août 2022) au Centre d’innovation et de design du Grand-Hornu (Belgique), co-producteur de cette manifestation dont nous parle Marco Costantini.

swissinfo.ch: Comment est née l’idée de votre projet?

Marco Costantini: Il y a quelques années, j’ai organisé une exposition au Mudac sur le fétichisme. J’avais à cette occasion présenté une pièce d’un artiste libanais, Marc Dibeh. Comme j’étais curieux d’en savoir plus sur les designers au Liban, je n’ai pas hésité à me rendre en 2016 à Paris, où l’Institut du monde arabe proposait une rétrospective de l’oeuvre de Karen Chekerdjian, créatrice établie à Beyrouth. C’est à partir de ce moment que j’ai commencé à prospecter, d’autant que personne ne s’était véritablement intéressé jusque-là à ce pan de l’art libanais. Mon but était de sortir de la notion très eurocentrée du design. Je souhaitais savoir ce que ce mot signifiait au Proche-Orient.

Que mettent justement les Libanais sous le mot design?

Pour vous éclairer, je vais prendre comme exemple la période récente, allant de l’an 2000 à aujourd’hui. Elle correspond à ce qu’on appelle le «collectible» (le design de collection). Soit des objets édités en très petites séries, confectionnés à la main par des artisans, avec des coûts assez élevés. Il faut préciser que l’absence d’industrie au Liban ne permet pas une production à grande échelle.

Parmi ces objets, vous avez des chaises, des tables, des bibliothèques, des lampes… L’ensemble est réalisé en général dans des formes recherchées et des matériaux qui allient élégance et caractère, comme le marbre et le laiton; beaucoup de bois aussi, travaillé surtout à Tripoli, dans le nord du pays. Ce savoir-faire est enrichi par la tradition syrienne du mobilier, arrivée au Liban via la plaine de la Bekaa.

Est-ce à dire que le design libanais est essentiellement tourné vers le mobilier?  

Oui. Il y a une explication à cela: la clientèle au Liban est une clientèle fortunée qui possède les moyens de meubler luxueusement ses maisons. À cela s’ajoute la forte demande des pays du Golfe, comme les Émirats, qui vont chercher au Liban ce dont ils ont besoin en matière d’art.

S’il doit être produit à grande échelle, le design libanais suppose-t-il des liens étroits avec l’Europe?

Oui, certains artistes ont installé un bureau en Italie, en France ou en Espagne, mais leur base reste Beyrouth.

Ont-ils des studios en Suisse?

Pas pour l’instant. Ils ont en revanche des clients suisses, surtout dans la partie francophone du pays. Par clients j’entends des particuliers, Genevois surtout, qui font venir chez eux les designers pour des projets spécifiques, comprenant essentiellement la fabrication de meubles. La plupart du temps, ceux-ci sont faits au Liban, une fois la commande prise. 

Y a-t-il en Suisse des galeristes qui exposent des designers libanais?

Non. S’il y a un lieu qui héberge des pièces de design libanais, c’est bien le Mudac; l’institution en possède trois, c’est la plus grande collection en Suisse. À titre de comparaison, le Musée des Arts Décoratifs à Paris en a quatre, du moins à ma connaissance.

Et quelles sont ces trois pièces?

Un porte-bijoux en argent de Carlo Massoud, une lampe de Richard Yasmine et une coiffeuse de Marc Baroud. Ils feront partie de notre exposition, qui comptera environ deux cents oeuvres: une centaine consacrée à l’art moderne et le reste à ce que j’appelle la tradition classique (1960-1990), dont l’un des plus illustres représentants est Khalil Khoury, designer et architecte. Mais il y a d’autres figures, moins connues, que nous souhaitons faire découvrir à notre public, comme Sami El Khazen, auteur notamment d’un magnifique lustre conçu en 1964, déjà exposé à New York et que nous présenterons au Mudac.

«La crise économique, l’explosion du 4 août dernier au port de Beyrouth et la pandémie ont profondément changé le visage de la scène artistique libanaise. J’ai dû revoir au moins trois fois mon projet d’exposition»

Observez-vous un changement dans la créativité depuis votre premier voyage de prospection au Liban, en 2018?

Oui. La crise économique, l’explosion du 4 août dernier au port de Beyrouth et la pandémie ont profondément changé le visage de la scène artistique. J’ai dû revoir au moins trois fois mon projet d’exposition en raison justement de ces changements. Beaucoup d’artistes libanais s’interrogent aujourd’hui sur la viabilité de leur projet dans leur pays, alors qu’il y a quatre ans ils m’affirmaient leur volonté de rester chez eux. Un découragement s’est installé, mais il est encore trop tôt pour dire dans quelle mesure il influence l’imaginaire des artistes.

Diriez-vous que le travail des designers occidentaux a eu jusqu’ici un impact sur les Libanais?

Non, car la création au Liban est liée aux matériaux disponibles sur place et à une tradition locale, comme je l’ai souligné. Pour être plus précis, je dirais qu’il existe parfois une mixité de deux styles occidental et oriental, mais il n’y a pas d’artiste majeur européen ayant définitivement marqué l’oeuvre d’un Libanais.

Bon nombre de designers/architectes internationaux ont participé à la reconstruction du Liban durant les années qui ont suivi la guerre civile. Y a-t-il des Suisses parmi eux?

Oui, Herzog & de Meuron, ils sont les auteurs d’une tour magnifique dont l’édification fut achevée il y a un peu plus de trois ans. Située sur le bord de mer, à Beyrouth, elle abrite des appartements de luxe.

Pensez-vous que l’exposition du Mudac renforcera les liens culturels entre la Suisse et le Liban?

Je l’espère, elle est à mes yeux très importante, beaucoup d’autres musées européens avaient le même projet que nous, ils l’ont vite abandonné, découragés par la situation au Liban. Le Mudac, lui, tient le coup. À Genève, il y a une grande diaspora libanaise que notre projet intéressera certainement. Et j’ajouterai que pour les designers libanais, cette exposition constitue non seulement une vitrine mais un acte politique, étant donné que ces designers souffrent d’un manque cruel de reconnaissance de la part des pouvoirs publics locaux. Le Mudac leur donnera, je l’espère, la légitimité dont ils ont besoin.

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