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Des instants du quotidien, saisis sur le vif

Henri Cartier-Bresson, Alicante. Henri Cartier-Bresson/Magnum Photos

Le Musée lausannois de l’Elysée reconstitue une expo de 1935 réunissant trois grands photographes: Cartier-Bresson, Alvarez Bravo et Evans.

A l’origine, une démarche insolite. Au final, des images, sans artifice, qui montrent des petits bouts de vie, à priori insignifiants, mais néanmoins extraordinaires.

Une prostituée et un travesti coupent les cheveux d’une femme de ménage dans un quartier d’Alicante. Un enfant avec des cannes dévale une rue de Séville. Des femmes avec de grosses fesses se dorent au soleil, allongées sur un carrelage,…

«La photo en soi ne m´intéresse absolument pas. La seule chose que je veux, c´est retenir une fraction de seconde de réalité». Pour Henri Cartier-Bresson, l’image naît de l’instant. Il capture des scènes extraordinaires de la vie ordinaire des gens.

Des objets vivants

Manuel Alvarez Bravo, lui, semble donner vie aux objets. A tel point que parfois ils deviennent humains. Dans une vitrine, une femme s’enveloppe dans une étole comme pour se réchauffer, ses bas ont coulé sur ses mollets. On s’approche. En fait, c’est un mannequin inutilisé, recouvert d’un drap.

Un peu plus loin, les chevaux d’un manège, fermé pour la saison, tentent de s’évader. Ce ne sont pas de vrais chevaux. Pourtant, on est touché.

«C’est à la fois ironique et émouvant, peut-être parce que le photographe ressent de la compassion pour eux, commente William Ewing, directeur du Musée de l’Elysée. Dans le travail de Bravo, il y a toujours cette deuxième lecture.»

Un acte de rébellion

L’exposition présente une trentaine d’images de chacun des trois photographes, réunis sous le titre Documentary & Anti-Graphic Photographs. Le concept a été inventé par Julien Levy, l’un des galeristes les plus influents du 20e siècle, qui a monté l’exposition originelle de 1935.

«Anti-graphic était un terme provocateur, un acte de rébellion contre l’approche traditionnelle de la photographie de l’époque, explique William Ewing. Julien Levy voulait proposer autre chose que les sujets lisses acceptés par les Beaux-Arts – le portrait, le nu, etc.»

Cette autre chose, c’est la vie, sans artifice ni mise en scène, ce qu’on appelle aussi l’image de documentaire, même si le directeur du Musée de l’Elysée préfère ne pas utiliser ce terme. «Ces photographes offrent plus que la réalité brute. Ils ont un regard personnel.»

«Sur cette image, par exemple, il y a un jeu autour de la paire. On voit deux fois deux jambes, deux fenêtres, deux lampes. Bien sûr, l’endroit existe. Mais avec un cadrage plus éloigné, une troisième fenêtre apparaîtrait et il n’y aurait plus alors ce jeu, ce cubisme. La photo est rigoureusement composée.»

New York, 1935

L’exposition Documentary & Anti-Graphic Photographs: Henri Cartier-Bresson, Manuel Alvarez Bravo et Walker Evans est née en 1935, à New York. Elle a représenté «un moment essentiel de l’histoire de la photographie», selon le Musée de l’Elysée.

«C’était une petite exposition, oubliée, nuance William Ewing. Mais elle est extrêmement intéressante parce que Julien Levy a pensé à réunir ces trois photographes. Ce n’était pas évident pour tout le monde à ce moment-là. Il a su offrir une vision différente.»

La galerie de Julien Levy a d’ailleurs joué un rôle essentiel dans la diffusion des avant-gardes françaises aux Etats-Unis et particulièrement du surréalisme.

Lausanne, 2005

70 ans plus tard, la directrice de la Fondation Henri Cartier-Bresson, Agnès Sire, retrouve le carton d’invitation de la galerie et en parle au Musée de l’Elysée.

«J’ai été très touché qu’elle me propose le projet parce que j’ai accroché une expo pour la galerie de Julien Levy, dans les années 80», se souvient William Ewing.

Et surtout, le directeur du Musée de l’Elysée avait l’envie, depuis son arrivée à Lausanne il y a neuf ans, de présenter Cartier-Bresson, mais sous un angle insolite. La reconstitution de l’exposition de 1935 lui a permis de réaliser son vœu.

Un travail de détective

Pour reconstruire l’exposition, il a fallu retrouver toutes les photos présentées à l’époque. «C’était difficile parce qu’il n’y avait pas beaucoup d’informations dans les papiers de Julien Levy. Agnès Sire a fait un long travail de détective pour identifier les images».

Aujourd’hui, le directeur du Musée de l’Elysée est pratiquement certain que la version 2005 de l’exposition correspond à celle de 1935. «Bien sûr, ce n’est qu’une reconstitution, on ne sera jamais sûr à 100%.»

Une certitude: les photos de Cartier-Bresson sont les mêmes que celles exposées en 1935, puisque la fondation détenait la liste manuscrite des œuvres envoyées à New York par le photographe.

Des images intemporelles

Au-delà de l’aspect historique et original de la démarche, William Ewing souligne avant tout «le plaisir de découvrir les trois photographes réunis et des images qui ont gardé toute leur fraîcheur».

«Cartier-Bresson, Bravo et Evans ont photographié la vie quotidienne – un soulier dans une rue, une fissure dans un mur. Ils ont découvert dans la réalité brute quelque chose d’extraordinaire, une magie, un mystère.

«C’est pour cela que leur travail nous touche aujourd’hui encore, conclut le directeur du Musée de l’Elysée. D’ailleurs, je suis persuadé qu’ils vont influencer chaque génération future, pour des siècles peut-être.»

swissinfo, Alexandra Richard

En 2005, le Musée de l’Elysée à Lausanne fête ses vingt ans.
Du 10 février au 10 avril 2005, il rend hommage à Cartier-Bresson avec trois expos.
«Documentary & Anti-Graphic Photographs», co-produite avec la Fondation Henri Cartier-Bresson à Paris.
«La Suisse et les Suisses», Henri Cartier-Bresson et la revue ‘du’.
«Anti-Graphic America», les années 1950 de Dan Weiner.
En été viendra le temps de la «ReGeneration», une exposition consacrée aux photographes de demain.

Quelques dates autour de Cartier-Bresson:

1908: Naissance en Seine-et-Marne (F). Après avoir étudié la peinture, Henri Cartier-Bresson part en Côte-d’Ivoire où il prend ses premières photos

1935: Exposition à la Galerie Julien Levy à New York. Le photographe s’intéresse ensuite au cinéma et voyage en Asie, en Amérique du Sud et en Europe

1940: Emprisonné par les Allemands, Cartier-Bresson réussit à s’évader en 1943

1947: Cofondateur de l’agence Magnum

1974: Il met fin à sa carrière de photographe reporter et revient à ses premières passions, le dessin et la peinture

2000: Création de la Fondation Henri Cartier-Bresson

2004: Henri Cartier-Bresson s’éteint le 3 août, en Provence

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