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Le sadique a surtout sévi dans les journaux

Depuis la mi-août, plus aucune agression d'animal n'a été signalée. Keystone/Alessandro Della Bella/swissinfo

Face aux animaux tués ou mutilés cet été en Suisse, les médias en ont beaucoup rajouté. L'extrapolation a largement pris le pas sur les faits établis.

Si la police reste persuadée que plusieurs sadiques ont effectivement écumé les pâturages, on ne peut leur imputer avec certitude qu’un petit tiers des plus de 60 victimes.

L’histoire a tout pour faire pleurer dans les chaumières. A Couvet, dans les montagnes neuchâteloises, tous les enfants connaissent Coca, l’âne qui accompagne le Père Noël du village dans sa tournée annuelle. Et voilà qu’un triste matin d’août, la brave bête est retrouvée morte dans un champ, les oreilles et les parties génitales arrachées.

Pour la vox populi, pas de doute: le sadique zoophile qui écume depuis des semaines le triangle Bâle-Olten-Soleure a étendu son rayon d’action. «Un type aussi cruel ne doit pas rester en liberté», tonne la propriétaire de l’âne, nettement plus mesurée que certains intervenants sur des forums en ligne alémaniques qui veulent «couper les c… à ce fils de p…».

Un mois plus tard tombe le résultat de l’autopsie: Coca, qui avait atteint l’age respectable de 30 ans, est simplement mort d’une crise cardiaque. Et ce sont les renards qui se sont acharnés sur son cadavre.

En deux jours, plus de la moitié des cas attribués au sadique viennent ainsi de se dégonfler (voir ci-contre, EN BREF). Accidents ou morts naturelles, puis travail des renards, blaireaux, rapaces ou sangliers: juste la dure loi de la jungle.

La police n’en reste pas moins persuadée que plusieurs sadiques ont écumé les pâturages du nord-ouest de la Suisse cet été. Au moins jusqu’à la mi-août. Mais pour l’heure, on ne peut leur imputer avec certitude que 18 agressions.

Alors pourquoi un tel déchaînement médiatique?

«Tout pour faire une bonne histoire»

Pour Heinz Bonfadelli, professeur à l’Institut des médias de l’Université de Zurich, cette affaire a tout d’une «bonne» histoire: «on y trouve des animaux sans défense, des paysans déjà soumis par ailleurs à nombre d’autres pressions, ainsi que des connotations sexuelles et une part de mystère».

Il n’en fallait pas plus pour en faire le feuilleton de l’été. Tout commence le 4 juin par quelques lignes dans le quotidien de boulevard Blick. Le reste de la presse alémanique emboîte aussitôt le pas, selon un phénomène bien connu, que François Gross, médiateur au journal romand 24 Heures nomme «effet de suivisme».

Mais suivre ne suffit pas. Il faut aussi en rajouter, constate ce fin connaisseur des médias, qui fut notamment rédacteur en chef du quotidien fribourgeois La Liberté et de Radio Suisse Internationale. Et tant pis si les faits ne sont pas vraiment établis.

«La presse a pris pour argent comptant des déclarations des propriétaires des bêtes, puis elle en a rajouté en sollicitant des psychiatres, des vétérinaires, note François Gross. Tous ont pris ces allégations au pied de la lettre et ont livré des analyses qui se révèlent aujourd’hui être de belles farces.»

«Aux armes citoyens !»

En Romandie, l’affaire ne commence à faire la une que quelques semaines plus tard. Et là aussi, c’est le quotidien de boulevard qui s’en empare avec le plus de vigueur. «Un zoophile assoiffé de sang», titre Le Matin, dont l’éditorialiste tire à boulets rouges contre ce «sadique qui maltraite l’innocence pure».

Rapidement, une cohorte d’experts vient apporter de doctes avis sur les motivations de ce pervers, à l’évidence sexuelles. Des psychiatres dressent le profil d’un homme de 20 à 40 ans, intelligent et bien intégré, peut-être étudiant vétérinaire qui aurait raté ses examens, ou alors brimé par sa mère ou sa femme.

Et d’ajouter ce détail qui fait frissonner: s’il n’est pas capturé rapidement, le sadique pourrait s’en prendre un jour aux humains.

Dans les campagnes, on est bien décidé à l’arrêter avant. Les fermiers s’organisent en milices et patrouillent les pâturages. Avec le soutien du canton de Bâle-Campagne, ils offrent une récompense qui montera jusqu’à 26’000 francs pour tout indice permettant la capture du sadique. Même pour un meurtrier s’attaquant à des humains, on n’avait jamais réuni une pareille somme en Suisse !

Crédibilité mise à mal


Dans ce contexte très émotionnel, la présence constante d’animaux mutilés en une des journaux ne fait que jeter de l’huile sur le feu. A fin juillet, la Police de Bâle-Campagne instaure le black-out de l’information, au nom du secret de l’enquête. Privés de source officielle, les journalistes extrapolent de plus belle.

Pour Heinz Bonfadelli, il ne s’agit pas pour autant d’un scandale médiatique. «A ce que je sache, il n’y a pas eu de fausses informations. Juste trop d’exagération», note le professeur zurichois.

Pour François Gross, cette affaire, qui «jette une grosse tache sur la crédibilité des médias», démontre assez bien un mode de fonctionnement devenu hélas courant, surtout dans les journaux de boulevard, où «on procède par grosses affirmations, sans cultiver particulièrement le doute».

Et de montrer du doigt le manque d’effectifs dans des rédactions où l’heure est aux économies. «On fait du boulot en vitesse et la ou le journaliste qui aurait le malheur de dire “je vais voir sur place, vérifier”, se verrait répondre “vous nous faites perdre de l’argent et du temps”», constate le médiateur de 24 Heures.

swissinfo, Marc-André Miserez

– Les premiers cas d’animaux mutilés remontent à fin mai, dans le canton de Soleure. Le quotidien Blick en fait mention dans son édition du 4 juin, lançant ainsi le macabre feuilleton de l’été.

– Dans les semaines et les mois qui suivent, des cas sont signalés à Bâle-Campagne, Soleure, Argovie, Jura, Neuchâtel, Zurich et en Allemagne voisine.

– Mardi 27 septembre, la Police neuchâteloise et l’Institut vétérinaire de l’Université de Zurich annoncent officiellement que 17 cas recensés entre Zurich, Argovie et Neuchâtel sont des morts naturelles et que les mutilations ont été le fait d’animaux sauvages, après le décès des victimes.

– Le lendemain, la Police de Bâle-Campagne annonce que 11 des cas dont elle s’est occupée pourraient ne pas être l’œuvre d’un homme, que 17 sont incertains et que 18 sont à l’évidence à imputer à l’homme.

– Au total donc, sur 63 animaux examinés, seuls 18 ont été à coup sûr victimes du sadique. Ou plutôt des sadiques, puisque la police est persuadée qu’il y en a plusieurs.

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