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Le voyage au bout du rêve

Un véhicule historique... Jean Buhler

Une 2CV, route et caillasse, l'Orient et les années 50... Se retournant sur son passé, Jean Buhler nous offre un vrai dépaysement spatial et temporel.

L’écrivain Rolf Kesselring s’est plongé avec délectation dans les images et les textes de «Sur la route – de la Chaux-de-Fonds à Kaboul».

Pan dans la gueule! C’est comme ça! Souvent, tu feuillettes des bouquins, arrivés par la poste, et tu ne jubiles pas. Et soudain, l’air de rien, un d’entre eux, même pas beau, même pas grand format, te saute aux yeux, te prend la tête!

C’est en noir et blanc. La couverture est quelconque. Rien pour draguer l’œil. Rien. Sauf, peut-être, cette deuche des premiers âges qui croise un camion visiblement afghan ou pire.

Noir et blanc

La deuche est d’époque. La toile au ras des feux arrière. Je me souviens. J’en ai eu une pareille.

Les essuie-glaces branchés sur une vis d’Archimède foireuse, capricieuse comme une pucelle. Moteur 275 centimètres cubes! Rien. Juste en dessus de la brouette ou du char à bancs. À peine plus qu’un Vélosolex! Les montées trop raides en poussant la draisine! J’ai connu. J’ai pérégriné avec l’engin.

Ça sent les années 50! Je plonge, épluche les pages en vitesse! Des photos d’époque. Un voyage dans le temps et dans l’espace. Un périple d’il y a un demi-siècle. Je recommence à la première page. Du texte, aussi. Je vais lire.

Un bon copain

Quand on a un bon copain nommé Pierre Franz! Ça débute avec une photo. Deux gars, debout près de l’engin. Bérets basques sur les oreilles. Derrière eux, les voies ferrées. C’est la Chaux-de-Fonds. La Tchaux, comme on dit. Une plaque minéralogique sur le dinosaure à quatre roues. NE 10620! Une immatriculation du temps des cavernes! Puis, le début. «Jour d’inspection. Nous sommes au pays où chaque enfant naît soldat» écrit l’auteur. Je pense à Blaise.

Mais qui est cet auteur? Un nom sur la couverture. Jean Buhler, sans le trémas! Encore un qui, comme moi, n’en pouvait plus de son patronyme venu du Nord. Je lis: «Né en 1919». Pas d’hier, le bonhomme! Journaliste, grand reporter, écrivain. Bracaillon comme moi! Jean-foutre rigoureux et baladeur. Arpenteur de chimères. Découvreur de continents impossibles. Comme moi!… Comme Blaise…

À l’est, rien de nouveau…

Mes yeux dévorent les textes courts et percutants. Ils bouffent les mots. Ma cervelle, incendiée par le style, imagine et rêve à toute vapeur! On découvre le copain Pierre, mécanicien étoilé. Un McGyver du piston. Une histoire d’amitié. Un bout de route à rêver ensemble.

Puis, on voit démarrer la deuche, avec son coffre en fer pour la boustifaille. Direction les milles et uns kilomètres comme des contes à lire.

L’Est, avec Staline qui n’est pas mort depuis si longtemps. La Hongrie, mornes plaines et paysans hospitaliers. Une baronne clocharde rencontrée au hasard Balthazar. La statue de Staline pas encore déboulonnée. Et le Danube qui roule dans la même direction. Ça, le Blaise aurait pu le vivre, sûr et certain…

Un lecteur averti…

Au tiers du bouquin, un avertissement au lecteur. C’est imprimé sur une photo de la deuche qui se perd dans un paysage. Il est écrit: «Ce livre n’est pas un récit de voyage. Il est fait de rencontres. Il parle plus par les photographies réalisées en 1956 que par le texte, écrit cinquante ans plus tard. C’est une évocation de l’amitié, de quelques moments de l’Histoire cueillis en descendant le fleuve du temps.»

On est prévenu. Averti, même. Ce sera un voyage en deux temps de vie. Les photos d’abord, les souvenirs ensuite, par écrits, comme un acte ultime. Ce sera un voyage d’un demi-siècle et plus. Ce sera la bourlingue à deux temps. On dirait du Blaise tout craché…

Téhéran- Kaboul

Le but c’est Kaboul, là-bas, de l’autre côté des plateaux et des cols. Mais avant, il y a la Roumanie et les tziganes, ces gueux rieurs. Puis, la Turquie où les femmes, à l’époque des photos, votaient comme des hommes depuis près de cinquante ans.

Une brassée de kilomètres et voilà l’Iran, la Perse, comme ça vous chante. Les phares de la deuche volés à Téhéran et que Pierre remplace par des projos de Mercedes! Lumineux, n’est-ce pas?

Et la route encore et toujours. Montagnes arides. Une ville. Nishapour, la cité des turquoises. Marco Polo est passé par-là, il y a longtemps. Le Blaise aurait pu y vivre, lui aussi, une histoire d’amour.

Dernière frontière

Islam Khalé (la Forteresse de l’Islam)! Montagnes abruptes, chevaux et caravanes sur pistes défoncées. C’est l’Asie! Enfin. Plus tard, à Kaboul, la rencontre avec un autre arpenteur d’humanités diverses: Joseph Kessel. C’est lui qui qualifie Pierre «d’arbitre en mécanique», dans un de ses bouquins. Et puis ce sera le retour. Il n’y avait que Blaise qui manquait au rendez-vous…

C’est l’automne. Finies les danses pachtounes, terminées les batailles de chameaux et de béliers. Tous vindicatifs. Tous rendus fous par l’amour. Pierre le mécano céleste est revenu par la route, l’auteur en avion.

Ultime voyage

En octobre, notre Rouletabille de la Tchaux est de retour au pays. Et puis, c’est le soulèvement en Hongrie. Faut repartir. Pour la radio, un Kudelski en guise de bagage. Des réfugiés. Une foule de réfugiés. Les chars de Staline ont remis de l’ordre. Et la liberté à la poubelle.

De retour, je retrouve Pierre à l’hosto. Cancer du pancréas. «Il meurt avant la fin janvier», dit encore l’auteur avant de ne plus rien écrire. C’est triste, c’est pathétique. À vous arracher des larmes. Ce me fait penser à du Blaise Cendrars.

Mais j’y pense, lui aussi était de la Chaux-de-Fonds, non ?

swissinfo, Rolf Kesselring

«Sur la route – de la Chaux-de-Fonds à Kaboul», photographies et textes de Jean Buhler,
Éditions d’Autre Part, Delémont.
Le récit du voyage que l’auteur a entrepris en 2CV en 1956.

– Jean Buhler est né à la Chaux-de-Fond en 1919. Ce fils spirituel de Blaise Cendrars est l’auteur d’une œuvre considérable: romans, poèmes, essais, livres de voyage…

– Tous reflètent les paysages intérieurs et les réflexions pertinentes de cet écrivain aventurier qui a sillonné le monde à la rencontre, notamment, des Aborigènes, des Tziganes et autres tribus du Cap Vert.

– A voir: «Tour du monde» (exposition de ses photographies), «Bernard le déménageur» (gouaches originales de l’album, texte de Jean Buhler, illustré par Christiane Buhler), du 4 avril au 31 mai à la Bibliothèque de la Jonction, à Genève.

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