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Les couleurs planétaires de la musique noire

'Black Snake Moan', étonnante rencontre. SP

Parmi ses «panoramas» thématiques, le 25ème Festival international de Films de Fribourg propose une section intitulée «Black Note». Une sélection de quatorze films pour nous rappeler que nos amours, nos colères, bref, notre vie, se déclinent sur une bande-son largement faite de «notes noires»…

Blues, gospel, jazz, rock’n’roll, reggae, salsa, rumba, biguine, zouk, bossa nova, soul, funk, r’n’b, rap… Si vous n’écoutez jamais aucune de ces musiques, c’est que vous êtes un extra-terrestre.

Ou que vous avez bloqué votre compteur temporel quelque part au siècle de Louis XIV, avant que l’âme africaine n’ait eu le temps de métamorphoser la honte de l’esclavage en une source musicale intarissable.

Les limites d’un genre

Et voilà Chuck Berry qui soudain n’en revient pas d’entendre à la radio un jeune groupe californien, les Beach Boys, lui pomper riff et mélodie de «Sweet Little Sixteen». La chanson s’appelle «Surfin’ USA». Nous sommes en 1963.  Et aussi dans le film «Cadillac Records», présenté dans le cadre de «Black Note» à Fribourg.

«Cadillac Records», un film réalisé par une afro-américaine, Darnell Martin, qui rend hommage à un blanc, Leonard Chess, fondateur avec son frère du label Chess Records à Chicago, grand promoteur de la musique noire… Muddy Waters, Little Walter, Howlin’ Wolf, Etta James, Chuck Berry, c’est Chess. Champ de coton et guitare au bord du Mississipi, harmonica, flingues et alcool à Chicago. Le blues est là, qui se métamorphose en rock’n’roll, sous nos yeux.

Bien sûr, au cinéma, les biographies musicales sont rarement des chefs d’œuvres. On n’y croit rarement tout à fait. L’image projetée sur écran ne coïncide complètement ni avec l’image qu’on s’était déjà projetée dans notre cerveau, ni avec la réalité. Pourtant «Cadillac Records» a un charme indéniable.

«Souvent, c’est vrai, les biographies sont décevantes, si on pense par exemple à ‘Ray’, ou à ‘Dreamgirls’. Je crois que ce n’est pas un problème spécifique à la musique, mais à l’art en général», constate Roland Hélié, responsable du panorama «Black Notes».

Et de prendre l’exemple de «Bird», de Clint Eastwood, également présenté à Fribourg, portrait cinématographique du saxophoniste Charlie Parker. «A propos de Charlie Parker, les gens vont dire ‘drogue, invention du be-bop, difficultés raciales, revendications politiques’ etc. Mais avant tout, c’est un homme qui passait cinq ou six heures par jour le bec entre les lèvres. Et cela, ça n’est pas cinégénique, ce n’est pas dramaturgique. Pareil si on veut raconter la vie de Flaubert: c’est un type qui passait son temps à une table de travail et qui rencontrait sa maîtresse six fois en deux ans. C’est très difficile, de filmer ça! Les biographies d’artistes sont souvent décevantes parce qu’elles s’intéressent davantage à la légende, aux anecdotes, alors que ce sont des vies de travail», ajoute Roland Hélié.

Rocksteady à Kingston

Au-delà de la stricte biographie, une fiction peut aussi s’inspirer de la forme musicale qu’elle évoque, comme le moite, bluesy et sexué «Black Snake Moan» de Craig Brewer, ou «Mo’ Better Blues» de Spike Lee.  

Mais «Black Notes» propose une majorité de documentaires, qui nous emmènent du Congo («On The Rumba River») au Mali («Teshumara, les guitares de la rébellion touareg» de Jérémie Reichenbach) en passant par les USA («Mississipi Blues» de Bertrand Tavernier, «The Blues accordin’ to Lightnin’ Hopkins» de Les Blank) ou la Jamaïque avec le film du réalisateur suisse Stascha Bader, «Rocksteady, the Roots of Reggae».

Une jolie plongée dans la Jamaïque des sixties en compagnie de ceux qui, en ralentissant le tempo du ska, la musique jamaïcaine d’alors, en firent le rocksteady, qui devint reggae avec une reconnaissance planétaire à la clé. Stranger Cole, Ken Boothe, Dawn Penn, Derrick Morgan, Judy Mowatt, Marcia Griffiths et d’autres sont réunis, quarante ans plus tard, avec un bonheur de gamins. «Tu n’as pas changé», dit l’un. «Je ne peux pas me le permettre», répond l’autre. Et Rita Marley va jusqu’à nous dévoiler ce petit coin de Trenchtown où Bob et elle firent l’amour pour la première fois…

«Il n’était pas question de ne pas avoir un film sur la musique de la Jamaïque. Je pense qu’il y a un génie musical propre aux îles, quand on pense aussi à Cuba, au Cap-Vert… Le film de Stascha braque les regards sur une période très brève, celle du rocksteady, cinq ans environ. C’est une profusion de chefs d’œuvre, une générosité dans le talent qui est extraordinaire», s’enthousiasme Roland Hélié.

«Un morceau de patrimoine humain considérable»

A travers le temps et l’espace, la musique d’origine noire représente un arbre incroyablement foisonnant. Au-delà de l’origine africaine, y a-t-il d’autres points communs que l’on pourrait mettre en avant? Autrement dit, quel lien entre le gangsta rap et le jazz ou le reggae?

«Il est difficile d’imaginer une ossature commune à toutes ces musiques, répond Roland Hélié. Mais en tout cas, à certains moments, dans certaines zones géographiques, la musique a été un extraordinaire vecteur de revendication politique et sociale, mais aussi artistique. Et j’avais très envie de monter cette rétrospective, parce que je pense que compte tenu de l’importance qu’ont ces musiques dans nos vies aujourd’hui, je trouve que le cinéma n’est pas toujours à la hauteur de cela. Je souhaitais montrer les films où il témoigne de cette histoire qui est un morceau de patrimoine humain considérable, dont on se nourrit tous les jours».

Effectivement, il n’y a que très peu de musiques dites «actuelles» qui ne relèvent pas, d’une manière ou d’une autre, de façon directe ou indirecte, de la musique noire. Même si la question peut paraître bateau, Roland Hélié aurait-il une explication au fait qu’une musique, à l’origine méprisée pour de multiples raisons – son origine sociale, sa différence, sa… couleur – a pris le contrôle de la planète?

«Je citerais volontiers une phrase de Léopold Sédar Senghor, qui résonne toujours dans ma tête, même si je ne suis pas sûr d’en comprendre tout à fait le sens, même si elle peut avoir quelque chose qui heurte notre ego, notre amour-propre, répond Roland Hélié. Il a dit: ‘Si la raison est grecque, l’émotion est noire’. Et quand j’entends ces musiques, je comprends cette phrase».

Les mots exacts de Senghor, président du Sénégal de 1960 à 1980 et homme de lettres, étaient: «L’émotion est nègre comme la raison est hellène»…

La 25e édition du Festival international de Fribourg (FIFF) se tient du 19 au 26 mars.

La compétitioninternationale comprend cette année 12 films. Le vainqueur remportera un «Regard d’or».

Panoramas. On compte cette année sept sections thématiques:

«Black Note». Les musiques noires au cinéma, qu’elles soient africaines ou américaines.

«Hommage à Lita Stantic». Sélection de films de la productrice qui a permis l’émergence de la Nouvelle Vague argentine des années 1990. Elle sera présente à Fribourg.

«Sakartvélo». En 2010, le géorgien George Ovashvili remportait le Regard d’or du FIFF avec son film «The Other Bank». En 2011, 17 films retracent 80 ans de cinéma géorgien.

«The Da Huang Network». La production d’un groupe de cinéastes malais qui ont choisi de travailler en réseau et s’adonnent à des productions ‘low cost’ de qualité.

«Dans la peau d’un terroriste». Dix ans après le drame du World Trade Center, une série de films qui disent le terrorisme… vu par les terroristes.

«Lima, Pristina». En marge des 50 ans de la Direction du développement et de la coopération (DDC), par ailleurs partenaire du FIFF, une sélection de six films en provenance de pays prioritaires de la coopération suisse.

«La femme qui en savait trop». Huit films pour s’interroger sur la question de la femme dans le film noir. Misogynie ou image nouvelle? 

Presse. Journaliste et critique français de cinéma, il a longtemps travaillé dans la presse quotidienne régionale avant de s’installer à Paris.

Festivals. Il a travaillé à l’organisation de nombreux festivals de cinéma (Cannes, Montpellier, Alès, Perpignan…). Il collabore au FIFF depuis 2008.

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