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Nuls que nous sommes…

Les «Nuls» n'ignoreront plus rien du mythique Guillaume Tell.

Dans la célèbre collection jaune barrée de noir, voici que «L'Histoire de la Suisse pour les Nuls» débarque sur les rayons des libraires et des supermarchés.

Un pavé de près de 600 pages qu’a lu, avec intérêt et agacement, l’écrivain Rolf Kesselring.

Un gros pavé jaune devant moi! Épais comme un traité de psychiatrie appliquée. Trop souple pour être honnête. Bref, rébarbatif! Sur la couverture, un titre: «L’Histoire de la Suisse pour les Nuls», aux Éditions First.

Sans que je sois réellement chauvin, la formule m’a agacé. Pour les nuls! Non mais… D’emblée, l’auteur et sa maison d’édition ont eu une tendance à me les ciseler menu-menu, comme disait Audiard: je n’ai jamais supporté le mépris, même léger, même s’il se prétend humoristique.

Depuis belle lurette, je connaissais le concept de cette collection. Comment ne pas l’avoir remarquée? Il était pratiquement impossible de l’éviter. Têtes de gondoles dans les hypermarchés, entassement dans les supermarchés, vitrines des librairies, son implantation tenait du matraquage genre CRS en folie!

Au début, il s’agissait de décoder les produits informatiques : «PC pour les Nuls», «Word pour les Nuls», etc. Jusque-là, l’humour post-moderne de la formule et le fait que mon amitié pour Bill Gates et ses productions prenait l’eau depuis que je m’étais rendu compte de sa volonté de mainmise sur les esprits et l’imaginaire de tout un chacun, m’avaient laissé de marbre.

Un universitaire romand…

Ce qui me heurtait, en voyant ce gros livre jaune, c’était donc ce titre: «L’Histoire de la Suisse pour les Nuls»! Pour les Nuls!… Non mais ! Qui était cet auteur qui se permettait de nous traiter de nuls? Sans doute un universitaire romand!

En plus, ce gros truc sortait en pleine période électorale, au moment où, de la gauche à la droite la plus extrême, tous les grands penseurs de nos partis politiques s’étaient creusés la tête pour nous régaler d’un spectacle plein de finesse et de traits d’esprit! Une Suisse moderne, en véritable progrès, brillante comme une casserole neuve, bref, un pays que je ne reconnaissais pas, moi le fils prodigue enfin de retour.

Ce fut donc d’un doigt réticent que je me mis à tourner les pages de l’énormité. Passons sur l’introduction dans laquelle, l’auteur nous dit, sans rire, que quand on aura «parcouru, potassé et lu en tous sens ce livre (…)», nous ne serons plus nuls du tout. Et n’hésite pas à écrire: «Tout est dans L’Histoire de la Suisse pour les Nuls. Un livre épatant!» Se servant lui-même des gerbes de fleurs, empêchant ainsi qu’un autre les lui serve ! Dois-je vous répéter qu’il s’agit d’un universitaire romand?

Un véritable film

Puis, magie de l’Histoire, je me mis à picorer le pavé en question. Je passai de nos Helvètes à la légende (?) de Guillaume Tell, en passant par les guerres de Bourgogne et ces réformateurs à têtes de sinistres. Je m’attardai sur la période de la «République helvétique» post-révolutionnaire.

Un véritable film! Une saga incroyable! Des tas de faits que je connaissais (malgré ma nullitude!) et encore plus d’autres que j’ignorais! Drôle de pays qui n’a été fait que de volontés mises bout à bout. Des chipotages et des bagarres en veux-tu, en voilà. Et puis, le Sonderbund, cette ultime guerre civile entre gens d’ici, avant d’entrer véritablement dans une ère démocratique et paisible.

De fil en aiguille, je suis arrivé dans le XXe siècle et son cortège de guerres lamentables qui ruinèrent et décimèrent l’Europe, tout autour de nous, et cette incroyable paix dans laquelle nos parents et nos grands-parents vécurent durant ces conflits.

Et, je me suis remis en mémoire, les mouvements sociaux et les acquis de même nature (ceux-là même qui, aujourd’hui, sont remis en question), la «paix du travail» après les grandes grèves, la reconstruction de nos voisins après la tourmente, et j’ai réalisé l’entrée de ce curieux pays dans un monde récent, différent, à l’ONU, par exemple. Pour l’Europe, faudra encore attendre…

Rigidité

Durant la lecture de cet ouvrage, j’ai sans cesse été partagé entre deux sentiments. Tout d’abord, le ravissement du gamin qui sommeille encore en moi devant la foule de renseignements qui fourmillaient sous mes yeux.

J’ai eu l’impression de me retrouver môme, le jeudi, quand je courais acheter Tintin ou Spirou au kiosque de Madame Dind ou au bazar à Philibert et que, de retour dans ma chambre, j’ouvrais ces opuscules magiques à la page des chroniques intitulées «Le saviez-vous?» ou «L’eussiez-vous cru?». J’atteignais, alors, un univers paradisiaque. Ces rubriques, autant que les bandes dessinées qui les entouraient, faisaient mes délices de fichu petit curieux de la vie et du monde.

Malgré moi, est survenu aussi, et dans le même temps, un regret, une crispation devant le côté froid et rigide des textes. Mais il est vrai que le Suisse a toujours eu ce côté didactique et professoral un peu compassé… surtout dans le milieu très sélect des universitaires romands!

N’en reste pas moins que, mea culpa, je me suis finalement rendu à l’argumentation de l’auteur: c’est un bouquin épatant! Les chapitres composant la dernière partie de l’ouvrage m’ont particulièrement intéressé. L’auteur énonce, au chiffre 21, dix sites à visiter. Avec cette énumération, il m’a donné envie de revisiter ce pays que j’ai beaucoup négligé ces dernières années.

J’ai appris énormément de choses dans le chapitre suivant. J’irai, c’est sûr, à Hauterive admirer le site de la Tène. Et puis, je me rendrai, dès que possible, à Dornach, attiré par ce Goetheanum fondé par l’étrange et passionnant Rudolf Steiner. Le seul voyage que je ne ferai pas, et ceci sans doute à cause de mon âge, c’est celui que propose le produit inventé par Albert Hoffmann – le LSD. J’ai aussi découvert des personnages singuliers, passionnants ou exécrables au chapitre 23…

En définitive, cet ouvrage agaçant par une partie de son titre et son trop grand sérieux qui tendrait à le rendre indigeste, surtout pour les nuls que nous sommes tous, selon l’éditeur et l’auteur, m’a, paradoxe ultime, plu et renseigné. C’était je crois le but de cette publication. Et je dois reconnaître que, ce matin, refermant l’ouvrage en question, je me sens un peu moins nul, et ceci grâce à un universitaire romand… ce qui me paraît un comble!

swissinfo, Rolf Kesselring

Historien, professeur honoraire à l’université de Fribourg et collaborateur de la Radio suisse romande.

Il est l’auteur d’une centaine d’articles scientifiques et d’une quinzaine de livres ou brochures sur l’histoire de la Suisse, dont «L’Incendie de Bulle en 1805: ville détruite, ville reconstruite».

«L’Histoire de la Suisse pour les nuls», par Georges Andrey, Éditions First, Paris.

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