Des perspectives suisses en 10 langues

«Opération Casablanca», car mieux vaut aussi en rire

Un musulman modéré en position délicate. SP

Le réalisateur Laurent Nègre a présenté à Soleure son nouveau film, «Opération Casablanca». Soit un complot islamiste - l’enlèvement du Secrétaire général de l’ONU à Genève - et la sale journée consécutive d’un clandestin marocain. Tout cela en rigolant. Entretien.

Sale journée pour Saadi (remarquable Tarik Bakhari). Enfermé dans un congélateur par un patron peu scrupuleux (Jean-Luc Bideau), il décide de plaquer celui-ci et se retrouve dans la foulée, mais bien malgré lui, mêlé à l’enlèvement du Secrétaire général de l’ONU de passage à Genève par une bande d’islamistes.

Saadi a beau être musulman, ses «Allah Akbar» sont pour le moins modérés, ce que ne comprend pas tout de suite le désagréable flic genevois chargé de l’enquête (Gilles Tschudi).

Bref, vraiment une sale journée pour Saadi, brutalement interrogé par les uns, ceinturé d’explosifs par les autres, brinquebalé dans une intrigue qui le dépasse et où pleuvent les balles plus ou moins perdues. Mais où aussi, par chance, veille la somptueuse Isako (Elodie Yung)…

Laurent Nègre est un passionné d’actualité. Il participe d’ailleurs à la rubrique «Regards de cinéaste» proposé par le JT de la Télévision suisse romande (écouter l’audio). Mais notre monde pas toujours drôle, il a choisi d’en parler avec le sourire. Parce que l’humour permet la distance. Et de rester un humain digne de ce nom.

swissinfo.ch: Avant Soleure, le film a été présenté au Festival du Caire en décembre. Quelle y a été la réaction?

Laurent Nègre: Le film a été bien reçu. Les gens ont été attentifs au thème: c’est assez rare de voir un film dont le personnage principal est un jeune émigrant arabe et que le film ne soit pas un drame terrible, mais une comédie, avec un personnage qui a une connotation entière et positive.

swissinfo.ch: Pour vous, c’est un vrai changement de registre. En 2005 vous signiez «Fragile», drame familial intimiste. En 2011, c’est donc «Opération Casablanca », comédie d’action sur toile de fond politique.

L.N.: En fait, l’idée d’«Opération Casablanca» précède «Fragile». J’ai commencé à écrire cette histoire après le 11 septembre 2001, j’en avais déjà un traitement en 2002, même si l’histoire a passablement évolué depuis. Mais ça aurait été dur de présenter cela comme premier film, à cause de sa dimension, mais aussi à cause des enjeux traités. Je crois qu’aujourd’hui, le public – dont je fais partie – est davantage prêt à prendre de la distance par rapport à ces événements, au terrorisme, à l’islamisme. A l’époque, on n’était pas prêt à rire de ça.

swissinfo.ch: Dans ce film, tout le monde en prend pour son grade: la police qui magouille, l’Etat qui ment, les islamistes plutôt ridicules…

L.N.: Je voulais mettre en avant le fait que le destin de Saadi, ce petit bonhomme très ‘normal’, se trouve pris en étau et en otage par deux courants tout aussi radicaux l’un que l’autre. D’un côté, la parano sécuritaire, de l’autre les terroristes fondamentalistes islamiques. Et comment il est concassé par ces grosses machines.

Le fait que les personnages soient assez tranchés, c’est un parti-pris de comédie. Mais quoi qu’il en soit, que ce soit au niveau politique, au niveau policier ou au niveau des cellules terroristes, ce sont des gens à qui je n’ai pas non plus envie de faire des fleurs. Quand on voit l’enchevêtrement que tout cela suscite au niveau du réel, notamment en Suisse, avec comme exemple Wikileaks qui nous révèle les coulisses intéressantes du marchandage politique, ce sont des choses qui sont là, qu’on respire au quotidien.

swissinfo.ch: Aux côtés des Suisses Jean-Luc Bideau Et Gilles Tschudi, de la Française Elodie Yung et du Québécois Emile Proulx-Cloutier, c’est Tarik Bakhari qui joue le personnage principal. Présentation…

L.N.: C’est un jeune comédien marocain que j’ai rencontré lors d’un casting que j’ai effectué à Casablanca, parce que j’avais envie d’un personnage qui soit authentique. J’ai eu de la chance en le rencontrant, par son ancrage au Maroc, mais aussi parce que c’est un grand acteur avec un potentiel comique très puissant. J’espère avoir l’occasion de faire d’autres choses avec lui. C’est en discussion.

swissinfo.ch: Vous êtes déjà, semble-t-il, sur un nouveau projet…

L.N.: Oui. Je travaille à une comédie sur un fond politique, sous la forme d’un faux-documentaire. Cela parlera de la situation réelle que vit la Suisse avec l’accueil d’ex-prisonniers de Guantanamo. 

swissinfo.ch: En regardant le panorama soleurois des films suisses, qui sont nombreux à aborder la mort, le cancer, la vieillesse etc., on se dit que vous êtes une exception culturelle: la comédie n’a pas bonne presse, ici…

L.N.: Beaucoup de gens regardent pourtant des comédies… plus qu’ils n’osent le dire! C’est vrai qu’il y a toujours un peu de condescendance, de mépris à l’égard de la comédie. Mais disons que par rapport à ce film, mon but n’était pas prioritairement de faire une comédie. Je voulais parler de ce sujet, ce grand refroidissement des relations nord-sud, cette soudaine peur du monde arabe, ces paranos qu’on instille dans le cœur de la population – et ça marche, ça ne fait que se dégrader – sous la forme d’une comédie.

Parce que je crois que ce sont ces rires-là, cette complicité-là qu’on est en train d’essayer de nous faire perdre, avec des populations qui sont très présentes parmi nous. Il y a un grand mélange, un grand métissage en Europe, mais il ne faut pas céder à la trouille.

Comme spectateur, je supporte de moins en moins le manque d’humour dans un film. J’ai de plus en plus de mal à encaisser un film, même avec un thème important, sérieux, qui ne joue pas de la respiration que permet l’humour. Cette respiration fait partie de notre vie de tous les jours et quand on ne la retrouve pas dans un film, il y a quelque chose de louche, de trop écrit, de trop retenu. Cela fait du bien de souligner que dans les pires situations, l’humour peut rester. C’est ça qui nous rend humains.

Cela ne veut pas dire qu’il faut ricaner bêtement. Plutôt la comédie au sens moliéresque du terme, ou voltairien. En gardant une certaine grâce. Quand on a fait rire quelqu’un, cela veut aussi dire qu’on l’a amené de son côté. Pour le meilleur ou pour le pire: les pires populistes font cela aussi! Ils font marrer leur auditoire et se les mettent dans la poche. Quoi qu’il en soit, c’est un langage important. Et je crois qu’un film n’est pas sur un écran uniquement pour tétaniser les spectateurs et les renvoyer à leurs pires cauchemars.

Long métrage de fiction écrit et réalisé par Laurent Nègre.

Il est produit par Bord Cadre films (Suisse), en coproduction avec Equinoxe Productions (Canada) et Ex Nihilo (France).

 

Avec notamment Tarik Bakhari, Elodie Yung, Gilles Tschudi, Jean-Luc Bideau, Zinedine Soualem, Antoine Basler et l’apparition de Marie-Thérèse Porchet, alias Joseph Gorgoni.

Présenté en première suisse à Soleure, le film a été dévoilé à Sao Paulo (Brésil) en novembre, au Caire (Egypte) en décembre.

Sortie suisse prévue en mai.

Genève. Né en 1973, Laurent Nègre, après des études de Lettres à Genève, s’est formé en photographie à Bruxelles, puis en direction de la photographie à Barcelone, avant d’obtenir en 2002 le Diplôme de l’Ecole supérieure des Beaux-Arts de Genève, section cinéma.

Diversifié. Il a réalisé des courts-métrages, des clips, des films documentaires («Polar Tango», 2002), des publicités.

Fragile. Son premier long métrage de fiction, «Fragile», avec notamment Marthe Keller, date de 2005.

La 46e édition des Journées de Soleure se tient du 20 au 27 janvier.

Panorama. Les Journées de Soleure sont le principal rendez-vous annuel du cinéma suisse. Elles présentent «une sélection représentative des tendances actuelles du cinéma suisse».

Autres sections. Ce «Panorama Suisse» est complété par deux sections parallèles: «Rencontre», consacrée cette année à la productrice Ruth Waldsburger, et «L’invitation», une sélection de films produits dans les pays limitrophes.

Prix.  Dix longs métrages et documentaires sont nominés pour le «Prix de Soleure» (60’000 francs) et treize films et documentaires pour le «Prix du public» (20’000 francs).

Académie. L’Académie du cinéma suisse choisit les candidats au Prix du cinéma suisse «Quartz» et révèle leurs noms à la fin des Journées de Soleure, lors de la «Nuit des nominations».

En conformité avec les normes du JTI

Plus: SWI swissinfo.ch certifiée par la Journalism Trust Initiative

Vous pouvez trouver un aperçu des conversations en cours avec nos journalistes ici. Rejoignez-nous !

Si vous souhaitez entamer une conversation sur un sujet abordé dans cet article ou si vous voulez signaler des erreurs factuelles, envoyez-nous un courriel à french@swissinfo.ch.

SWI swissinfo.ch - succursale de la Société suisse de radiodiffusion et télévision

SWI swissinfo.ch - succursale de la Société suisse de radiodiffusion et télévision