Des perspectives suisses en 10 langues

Quand la culture a peur de l”entertainment’

Un papillon qui préfère le bleu-gris terne à la polychromie! swissinfo.ch

La Suisse littéraire – des quatre régions linguistiques – s’est présentée au Salon du Livre de Genève à travers moult tables rondes et rencontres.

Comme prologue à son assemblée générale, l’«Association des auteurs et autrices de Suisse» (AdS) a opté pour une journée placée en bonne partie sous le signe de la réflexion identitaire.

Mauvais présage: pour annoncer l’événement, les organisateur s’étaient fendus d’un petit dépliant bleu-gris, triste et terne, genre horaire de chemin de fer, aussi appétissant qu’une tranche de pain sec quand vous venez de faire un repas plantureux.

Principe de la journée: des rencontres d’écrivains de langues différentes (Noëlle Revaz et Paul Nizon, Etienne Barilier et Isolde Schaad, Yves Laplace et Matthias Zschokke, Gertrud Leutenegger et Alberto Nessi).

Et trois tables rondes autour des thèmes suivants: «Ecrire en Suisse», «La crise des pages littéraires» (débat sur la critique littéraire), et «Etre éditeur en Suisse». Dit comme ça, pas de quoi entraîner un tsunami de visiteurs vers le lieu de l’événement, le «Grand Café littéraire».

A qui s’adressait donc cette journée? Au petit monde du livre ou au public, dont la littérature suisse a par ailleurs un cruel besoin? «Au public, bien entendu», répond sans hésiter l’organisateur, le Suisse alémanique Charles Linsmayer. «C’est une occasion pour lui d’entendre des auteurs de toute la Suisse, de toutes les langues. Nous voulons illustrer la Suisse quadrilingue».

Pensum identitaire

Anne Cunéo, qui a récemment publié «Hôtel des cœurs brisés» (Ed. Campiche), participait au débat «Ecrire en Suisse». Avec un enthousiasme modéré, comme elle en témoignait peu avant: «Je participe à cette table ronde par collégialité. Ce n’est pas moi qui en ai choisi le thème».

Et de préciser sa pensée: «Quand on me demande pourquoi j’écris, je réponds ‘Parce que…’, comme Cendrars. Rien de plus. ‘Ecrire en Suisse’, pour moi, cela ne veut rien dire: on écrit. S’il y a un problème ici, c’est plutôt ‘publier en Suisse’.»

La suissitude. La préoccupation identitaire. Ce syndrome qui a déjà tant ravagé le cinéma suisse va-t-il achever la littérature d’ici? D’où vient donc aux Suisses cette volonté récurrente de s’auto-analyser prioritairement en tant que Suisses?

«On voulait laisser de l’air aux animateurs, qui pouvaient choisir un angle particulier», dit Charles Linsmayer. Pour la table ronde intitulée «Ecrire en Suisse», Daniel de Roulet a en effet opté pour l’angle du déplacement, du «décalage fécond» selon l’expression de Jean Starobinski: les invités – Anne Cunéo, Ivan Farron, Erica Pedretti, Chasper Pult, Giovanni Orelli, Mathias Zschokke – ont tous connus ou connaissent le déracinement.

Mais très vite, l’organisateur revient au syndrome helvétique: «Il est intéressant de demander aux intervenants – écrivains, critiques, éditeurs – quelle est leur situation dans un pays de quatre langues, et de pouvoir comparer ces situations».

Solitude consentie


Pendant ce temps-là, loin de cette réunion nationale, l’écrivain vaudois Jacques Chessex se trouve sur le stand de Grasset, son éditeur. «J’ai une horreur croissante et maintenant définitive de tous les débats, tables rondes et autres colloques à propos de la littérature suisse», dit-il.

«Je me tiens très à l’écart de cette agitation, ajoute Chessex, assis derrière une pile d’exemplaires de son dernier ouvrage, ‘Le désir de Dieu’. C’est dans les livres qu’on est un écrivain et ce n’est pas dans des parlotes que l’on va accréditer et même justifier sa fonction d’écriture. Je suis un homme qui fait son travail. Dans mon coin, à ma façon, quand je veux et où je veux.»

L’idée de placer une frontière autour de ses écrits lui répugne. «Quand j’écris des poèmes ou un roman, j’ai très envie qu’ils passent la frontière du Jura et qu’ils soient lus dans toute la francophonie. Je n’écris pas en écrivain suisse pour la Suisse une fois pour toutes.»

Et d’ajouter: «D’autant plus que la situation suisse est complexe. C’est un pays quadrilingue, où il y a des pressions politiques qui viennent de Suisse alémanique, de Zurich en particulier, des pressions qui donnent à la Suisse romande une importance extraordinairement mineure. C’est donc la vastitude de la francophonie que je désire, justement pour sortir de mes frontières et être un écrivain du monde entier.»

Le dialogue francophone est-il donc plus important pour Jacques Chessex que le dialogue entre les régions linguistiques de Suisse? «Mais c’est tout à fait certain», répond-il.

Rendez-vous manqué?

Malgré l’absence de vrais animateurs (c’est un métier!), et donc parfois de sérieuses baisses de rythme, des choses intéressantes auront tout de même été dites au cours de cette journée – que, soyons honnête, nous n’avons pas suivi dans son intégralité.

Ainsi le Grison Chasper Pult, affirmant: «On est stigmatisé par l’expérience de la minorité. Je me sens Romanche partout». Ou, à contrario, Anne Cunéo expliquant: «La notion d’altérité des différents lieux m’importe peu. Je me suis toujours intégrée là où j’étais».

Ou encore l’Alémanique Mathias Zschokke constatant: «Je n’ai jamais écrit un mot en Suisse. On n’écrit jamais dans une nation. On écrit pour des gens, pour de l’amour. Malgré cela, je suis suisse, j’écris donc de la littérature suisse, où que je sois».

Mais si l’on part du constat que le Salon du Livre de Genève est une plate-forme qui bénéficie d’une grande visibilité, la littérature helvétique, dont l’audience est en général fort mince, n’aurait-elle pas mérité une journée qui eut vraiment donné envie au public d’aller à sa rencontre? Qu’on lui offre une véritable fête? Que la notion de plaisir soit également de la partie?

Charles Linsmayer reste de marbre: «Il y a beaucoup de choses ‘plaisantes’ au Salon du Livre, et à la télévision. Mais je pense qu’il serait dangereux que la littérature ne se destine qu’à l’’entertainment’, qu’à l’amusement, qu’elle ne prenne pas en compte les thèmes importants d’une époque, les thèmes politiques, sociaux. Ce serait un danger que la littérature ne soit qu’une chose pour s’amuser».

Mais qui parle d’ignorer les thèmes importants? Simplement, la pesanteur n’est pas un gage de profondeur. Et le fait de rendre les choses attirantes ne les vide pas nécessairement de leur sérieux.

swissinfo, Bernard Léchot à Genève

N.B. «Association des auteurs et autrices de Suisse», la lourdeur du nom peut irriter… A cette remarque, Anne Cunéo apporte néanmoins sa réponse: «Association des auteurs, cela m’aurait suffi, mais puisqu’il fallait aussi mentionner que les auteurs étaient des autrices… C’est moi qui ai proposé ‘autrices’ et non ‘auteuses’ ou ‘auteures’, que je trouve être des néologismes horribles. Le mot ‘autrice’ est dans la langue depuis en tout cas 400 ans!»

– Le 19e Salon international du livre et de la presse se tient à Geneva-Palexpo du 27 avril au 1er mai.

– C’est dans ce cadre que se tiennent également Europ’Art, le Salon de l’Etudiant, celui de la Musique, le tout récent «Salon africain du livre, de la presse et de la culture» et le «Village alternatif».

– De nombreuses expositions sont proposées, à commencer par «Bonaparte et l’Egypte», qui souligne les formidables conséquences scientifiques et culturelles de la Campagne d’Egypte.

– Hôtes d’honneur: en tant que pays, l’Italie. En tant que région, Rhônes-Alpes.

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