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Quand Lukas Bärfuss passe le couple au scalpel

Sasha Rau et Roland Vouilloz dans «Le Test». Mario Del Curto

Figure marquante de l'intelligentsia helvétique, Lukas Bärfuss force l'entrée de la sphère domestique. Ce dramaturge alémanique de 37 ans est très apprécié en Suisse romande. Sa pièce «Le test» (Die Probe) se joue à Genève, après Lausanne. Entretien.

C’est l’histoire d’une autoprotection qui va mener à un conflit entre un père et son fils. Le premier est préoccupé par sa carrière politique, le second par l’équilibre de son jeune couple.

Pierre, le fils en question, doute de la fidélité de sa femme. Lui aurait-elle fait un enfant dans le dos? Pour en avoir le cœur net, il décide de recourir à un test de paternité. Lorsque Pierre confie ses angoisses à son père Simon, celui-ci se montre peu empathique. Une seule chose l’intéresse: les élections municipales qu’il veut gagner.

Chez Lukas Bärfuss, l’harmonie domestique est vite brisée. Lentement, se met en marche la violence. Une violence morale qui n’accuse pas, mais montre l’aliénation d’individus pris dans l’étau de leur égoïsme monstrueux.

C’est le cas dans «Le Test». C’était le cas aussi dans les précédentes pièces de Bärfuss, «Les névroses sexuelles de nos parents» et «L’Amour en quatre tableaux», toutes deux montées en Suisse romande.

swissinfo: La plupart de vos textes disent notre difficulté à vivre aujourd’hui en couple ou en famille. D’après vous, cette difficulté est-elle un phénomène occidental?

Lukas Bärfuss: Un phénomène européen en tout cas, puisque je ne peux juger que de ce que j’observe ici. Vivre ensemble aujourd’hui n’est pas chose aisée. Je ne critique pas pour autant la famille. Je pense que la difficulté vient plutôt de notre conception de l’amour que nous surchargeons en y projetant nos fantasmes sexuels, notre idéal romantique et même nos ambitions économiques.

Ça fait beaucoup, je trouve, pour la personne que nous cherchons à aimer. C’est ce qui crée, en général, le conflit au sein d’un couple, et c’est ce que j’essaie de montrer dans «Le Test», comme dans mes autres pièces d’ailleurs. Comme beaucoup d’entre nous, mes personnages ont souvent une vision utopique du monde. Ils veulent la soumettre à leur propre réalité, qui n’est pas forcément celle de leur entourage. D’où les mésententes.

swissinfo: Face aux relations de couple, l’écrivain qui est en vous se montre cynique dans ses textes. Mais l’homme que vous êtes croit-il en l’amour?

L.B.: Bien sûr que j’y crois, peut-être justement en raison des obstacles que l’amour dresse: la lutte, la souffrance. Personne ne peut choisir l’être qu’il veut aimer. En ce sens, chacun de nous subit son destin amoureux. Je crois en la fatalité.

Ceci dit, je ne pense pas être cynique dans mes pièces. Je cherche plutôt des situations graves, ce qui est normal pour un auteur dramatique, mais ces situations sont toujours accompagnées d’humour. Il faut dire que dans la vie je suis plutôt optimiste.

Mes personnages ne me représentent donc pas. Ils représentent une réalité objective: la société actuelle composée de gens individualistes. Chacun essaie de se protéger de l’autre. Se blinder pour ne pas se laisser envahir par les émotions du voisin, pour ne pas laisser s’écrouler les projets qu’on a soi-même mis sur pied. C’est tout le drame du «Test».

swissinfo: Un de vos romans, «Les Hommes morts», vous a valu en 2006 un article très élogieux dans le journal «Le Monde», lequel comparait votre narrateur à «L’Etranger» d’Albert Camus. En prenant en considération toute votre œuvre, peut-on dire que vous êtes l’inventeur d’un nouvel existentialisme?

L.B.: Votre question me donne la chair de poule. Je ne vous cache pas que les références littéraires m’honorent. L’existentialisme m’a beaucoup influencé, en effet. Je parlais tout à l’heure de fatalité, je pense que la mort en est une et que, par crainte, nous passons notre vie à nous en détourner. Cette comédie que nous nous jouons, donc, n’est pas une mauvaise chose finalement car elle nous procure une certaine liberté, une façon d’être sur terre dégagée du sentiment de finitude.

swissinfo: Vous dites apprécier l’héritage littéraire. En fouillant dans votre écriture, on peut vous trouver des affinités avec Max Frisch et Friedrich Dürrenmatt. Comme le premier, vous êtes fasciné par la connaissance, comme le second vous êtes ludique et malgré tout désenchanté. Je me trompe?

L.B.: Que vous fassiez le lien avec ces deux auteurs ne m’étonne pas, ce sont les deux seuls grands dramaturges suisses. Mais je vais sans doute vous décevoir en vous avouant que je ne me réclame ni de l’un ni de l’autre.

Je n’aime pas beaucoup Dürrenmatt. Je ne saurais pas vous dire exactement pourquoi, mais je sais que c’est une question d’atmosphère. Il y a chez lui trop de symbolisme et j’avoue que ce n’est pas mon univers. Quant à Frisch, son théâtre est calqué sur celui de Brecht, il est fait de clichés. Bon, il y a certains textes que j’aime bien chez les deux écrivains, mais ceux-ci ne sont pas pour autant des modèles pour moi.

swissinfo: En général, les dramaturges alémaniques traitent de sujets ancrés dans la réalité sociale ou politique. Ils sont pragmatiques, là où les Romands sont utopiques, lyriques. Voyez-vous dans cette bipolarité une chance pour la culture suisse?

L.B.: Oui, plutôt. Je voudrais, néanmoins, apporter ici une précision. Beaucoup de personnes s’imaginent que cette bipolarité est le reflet de deux mentalités différentes. C’est vrai en partie seulement. Car la raison principale est ailleurs: elle est dans le maniement de la langue.

L’allemand est encombré par de nombreux dialectes. Il n’est pas bien réglé, en tout cas pas comme le français. Et cela fait 15 ans qu’on attend une réforme qui ne vient pas. Un auteur germanophone ne va donc pas s’amuser à filer des métaphores. Ce qui l’intéresse au premier chef, c’est le sujet.

Le français en revanche est une langue pure. Pour les lettres francophones, le style c’est tout. Mieux, c’est même au style que l’on juge la qualité d’un texte, quitte à laisser de côté le sujet traité. Il n’est donc pas étonnant que les Romands soient victimes de ce que j’appelle «le corset du style». C’est une entrave mais en même temps une source de richesse, car elle permet d’avoir en Suisse une écriture plurielle.

Interview swissinfo, Ghania Adamo

Créé en janvier au Théâtre de Vidy-Lausanne, «Le Test» (Die Probe) de Lukas Bärfuss est actuellement à l’affiche du Théâtre Le Poche, Genève. A voir jusqu’au 15 mars.

Mise en scène: Gian Manuel Rau.

Avec: Monica Budde, Jacques Michel, Attilio Sandro Palese, Sasha Rau et Roland Vouilloz.

Une rencontre entre l’auteur et le public aura lieu au foyer du théâtre le 14 mars, à 11h.

Né à Thoune en 1971.

Après une formation de libraire, il commence, en 1997, à travailler comme auteur indépendant.

Ses premiers textes pour le théâtre sont nés en collaboration avec la troupe 400asa, fondée avec le metteur en scène Samuel Schwarz.

A son actif une dizaine de pièces toutes montées.

Parmi elles: «Les névroses sexuelles de nos parents», une commande du Théâtre de Bâle, et «L’amour en quatre tableaux», une commande du Schauspielhaus de Bochum, toutes deux jouées en Suisse romande.

Il est l’un des «auteurs maison» du Schauspielhaus de Zurich.

Ses pièces sont traduites et publiées en français aux éditions de L’Arche, Paris.

Sollicité aussi bien par les scènes suisses qu’étrangères, il est également connu comme romancier.

Son roman «Les hommes morts» paraît en 2006 chez Mercure de France, dans une traduction française.

Il a publié dernièrement «Hundert Tage» aux éditions Wallstein, un roman qui évoque l’incompréhensible silence de la communauté internationale face au génocide rwandais.

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