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Une Suisse ouvrière retrouve sa dignité

32 ans après, Jacqueline Veuve fait écho à «La mort du grand-père». cetaithier-lefilm.ch

A l’affiche des salles romandes, «C’était hier», le dernier documentaire de Jacqueline Veuve est touchant. La cinéaste vaudoise rend ici justice aux pierristes autrefois employés dans la fabrique Reymond, à Lucens, dans le canton de Vaud.

Ceux qui l’ont vu se souviennent peut-être de «La mort du grand-père», une plongée dans la vie d’une famille, les Reymond, et de son maître, Jules, patron d’une fabrique de pierreries installée à Lucens.

Ce premier long métrage de Jacqueline Veuve (80 ans aujourd’hui), réalisé en 1978, fut à l’époque sélectionné au festival de Locarno. Trente deux ans après, la cinéaste vaudoise livre, sous le titre «C’était hier», un documentaire qu’elle considère comme le deuxième volet de «La mort du grand-père». Nouvelle plongée donc chez les Reymond, à Lucens, mais cette fois dans l’univers ouvrier d’une fabrique qui évolue au rythme d’une course.

Le Tour de Suisse de 1937

Course après la montre pour des hommes et des femmes quasiment exploités par leur patron, qui racontent leurs conditions de travail dures, sévères. Un labeur mal rétribué et une pression constante sur des pierristes priés d’aller vite, toujours plus vite.

Course au sens propre également, avec, en toile de fond, le Tour de Suisse de 1937 et ses cyclistes zélés, joyeux, ouvriers de leur propre réussite et fournisseurs de rêves aux pierristes de Lucens. Dans la petite ville vaudoise, le Tour passe comme un éclair de bonheur. A l’époque, il n’y avait pas de voitures à Lucens. Seuls les riches possédaient un vélo dont le prix valait plusieurs années de salaire d’un ouvrier.

Utopie sportive

Dans «C’était hier», Jacqueline Veuve mène donc ces deux courses parallèlement. D’un côté une utopie sportive, de l’autre une souffrance sociale qui s’évacue dans une résignation révoltante. On reste interloqué face à la soumission d’hommes et de femmes qui, aujourd’hui, pour des conditions de travail aussi pénibles, auraient traîné aisément leur patron devant les prud’hommes.

Mais c’était un autre temps. La voix des syndicats se perdait alors dans les atermoiements. L’assurance-maladie et l’assurance-chômage n’existaient pas. On avait peur pour son emploi. Le nazisme montait, la guerre pointait son nez. Bon nombre de pierres travaillées à la fabrique, et destinées normalement à l’industrie horlogère suisse, partaient dans des pays qui peaufinaient leur armement. Du moins on le suppose. Mais les ouvriers n’osaient pas en parler.

Pas de rancœur, pas d’aigreur

Aujourd’hui ils s’expriment dans «C’était hier», laissant libre cours à leurs souvenirs. Mais pas de rancœur, pas d’aigreur chez eux. Juste un constat, comme celui-ci sur la vie dans la fabrique: «Ce n’était pas la prison, mais c’était la misère».

Jacqueline Veuve écoute ces gens simples avec générosité. En voix off, elle raconte la genèse de son film. Un jour, elle tombe par hasard sur une collection de photos prises en août 1937, lors du passage du Tour à Lucens. Elle essaie alors de retrouver les personnes photographiées. Parmi elles, des ouvrières et ouvriers de la fabrique Reymond. Quelques uns sont encore vivants. Ils ou elles acceptent de se confier.

C’est pour eux qu’elle a voulu tourner ce documentaire. «Dans mon premier long métrage, précise-t-elle, je me suis concentrée sur l’aura de mon grand-père, un homme autrefois pauvre, qui était devenu riche mais qui avait oublié qu’il fut pauvre. Les ouvriers n’étaient alors que des mains».

Des traces lourdes, invisibles

Ces «mains» qui ont œuvré dans l’ombre du maître occupent dans «C’était hier» le devant de la scène. On les voit en première ligne, tenant le cordon qui sépare spectateurs et cyclistes du Tour. On les voit aussi chez eux, dans leur espace intime. Il y a là une femme installée dans sa cuisine. Ses doigts croisés sur une table portent encore les éraflures de chaque pierre travaillée.

Mais il y a d’autres traces, celles-là plus lourdes car invisibles. La femme dit être née dans cette petite maison de gardien qui surplombe les quais à la gare de Lucens. Elle y a vécu. Une maison modeste, aujourd’hui occupée par une famille de Noirs immigrés. C’est la dernière image du film. No comment.

«C’était hier», film documentaire de Jacqueline Veuve (Suisse 2010). A l’affiche des salles romandes.

Avant de collaborer avec Jean Rouch au Musée de l’Homme à Paris en 1955 et avec Richard Leacock au Massachusetts Institute of Technology, elle a suivi des études de bibliothécaire-documentaliste, de cinéma et d’anthropologie en Suisse et en France.

Son premier court métrage, «Le panier à viande» (1966), coréalisé avec Yves Yersin, lance sa carrière de cinéaste.

Son premier long métrage, «La mort du grand-père ou le sommeil du juste», est sélectionné au Festival de Locarno en 1978.

Elle réalise dès lors de nombreux documentaires ainsi que deux fictions: «Parti sans laisser d’adresse» (présenté à Cannes et primé plusieurs fois), et «L’Évanouie».

A son actif, une soixantaine de films réalisés en Suisse notamment (parfois en France ou aux États-Unis) et présentés dans de nombreux festivals. Ses films ont presque tous reçus des prix internationaux.

Filmant et décrivant sans nostalgie un pays à travers son armée, ses paysans, ses vignerons, ses artisans, et bien sûr les femmes, elle s’impose comme l’une des plus importantes documentaristes suisses.

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