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Giacometti/Beckett, le dépouillement en ligne de mire

Deux hommes sur un photo en noir et blanc
L'écrivain irlandais Samuel Beckett (à gauche) et le sculpteur suisse Alberto Giacometti dans l'Atelier dit du Téléphone, à Paris, en 1961. © Corbis. All Rights Reserved.

L’artiste suisse et l’écrivain irlandais ont vécu à Paris au début du siècle dernier. Et c’est à Paris qu’une exposition leur est consacrée. Son commissaire, Hugo Daniel, parle ici de l’amitié qui liait les deux hommes, de leur complicité culturelle et de la parenté de leurs œuvres. Entretien.

«Parmi les amitiés littéraires d’Alberto Giacometti (1901-1966), celle qui le lie à Samuel Beckett (1906-1989) n’est pas la plus connue, mais c’est l’une des plus durables. Elle remonte à 1937 et se développe dans l’après-guerre», écrit Hugo Daniel. Chargé de mission curatoriale à l’Institut Giacometti, à Paris, Hugo Daniel est commissaire de l’exposition «Giacometti/Beckett. Rater encore. Rater mieux», programmée audit Institut, qui ouvrira ses portes une fois les restrictions sanitaires levées.

En attendant, nous avons voulu en savoir davantage sur cette amitié entre deux artistes majeurs du XXe siècle, sur la parenté de leurs œuvres, sur leurs affinités et leur collaboration, sur leur mode de vie à Paris où ils se sont connus, sur le quartier de Montparnasse qu’ils fréquentaient. Cheminement. 

Sculpteur, peintre et dessinateur suisse né en 1901, à Stampa (Grisons).

Il est le fils de Giovanni Giacometti, peintre postimpressionniste renommé.

C’est dans l’atelier paternel qu’il est initié à l’art et qu’il réalise, à 14 ans, ses premières œuvres.

En 1922, il part étudier à Paris et entre à l’Académie de la Grande-Chaumière.

En 1930, il adhère au mouvement surréaliste d’André Breton, au sein duquel il crée
une série d’objets à connotations symbolique et érotique.

En 1932 et 1934, il crée deux figures féminines emblématiques, Femme qui marche et LObjet invisible.

Sa création la plus connue mondialement est LHomme qui marche.

Il s’éteint en janvier 1966 à Coire, en Suisse.

swissinfo.ch: Pourriez-vous nous dire où se sont rencontrés pour la première fois Giacometti et Beckett?

Hugo Daniel: On ne connaît pas le lieu de la rencontre, mais on suppose que celle-ci s’est faite à Paris, dans l’un des cafés de Montparnasse, quartier que les deux hommes fréquentaient assidûment. En revanche, il est établi avec certitude que leur premier lien s’est créé grâce à George Reavey, éditeur irlandais de Beckett qui, par le truchement d’un courrier, mit en contact l’écrivain et l’artiste, et ce à l’occasion d’un projet éditorial. Par la suite, tous deux ont entretenu une relation à l’écart des manifestations publiques.

Pour se rencontrer, Beckett et Giacometti comptaient sur le hasard. Pas de rendez-vous préétablis. Était-ce une fuite en avant ou une manière de sabandonner au sort?

S’abandonner au sort! Oui, pourquoi pas? Pour ma part, j’y vois plutôt l’idée de se soustraie à un ordre normal des relations sociales. Vous mentionnez à juste titre l’absence de rendez-vous, mais j’ajoute que les deux artistes ont dû quand même en fixer quelques-uns, ne serait-ce que pour leur travail en commun. Exemple: leur rendez-vous pris dans l’atelier de Giacometti à Paris, en 1961. Le Suisse devait alors concevoir le décor de scène (un arbre devenu célèbre) pour la pièce de Beckett En attendant Godot.

Né en 1906 à Dublin, Irlande.

Après des études de littérature au Trinity College de Dublin, il obtient un poste de lecteur d’anglais à l’École normale supérieure de Paris, en 1928.

En 1934 paraît son premier recueil de nouvelles.

Il quitte Paris puis y revient en 1937 pour s’y établir définitivement.

Il y rencontre notamment les peintres Bram et Geer Van Velde, Alberto Giacometti, Marcel Duchamp.

Il est l’auteur de pièces de théâtre mondialement connues, comme En attendant Godot, Oh les beaux jours et Fin de partie. 

En 1969, il reçoit le Prix Nobel de littérature.

Il s’éteint en décembre 1989, à Paris.

Et la fuite?

Je ne l’appellerais pas ainsi. Je dirais que c’est plutôt une forme d’attente associée à la très belle notion de disponibilité et d’ouverture: si l’on veut que le hasard se manifeste, il faut y être ouvert. C’est le credo des deux artistes qui comme le rappelle le réalisateur français Marin Karmitz, avaient un lien avec une vendeuse de fleurs à Montparnasse, sans que l’on sache exactement ce qu’il se disait et ce qu’il se jouait entre eux.

Comment vivaient-ils leur relation avec elle?

On ne sait pas. Tout ce qu’on peut dire, c’est que leurs échanges avec elle inscrit leur amitié dans ces relations du quotidien, auxquelles ils donnent une importance.

Peut-on parler de dépouillement, autant chez Beckett que chez Giacometti?

Oui, je dirais que le dépouillement est non seulement lié à leur être intime, il fonde la matière même de leurs œuvres. L’un et l’autre sont arrivés à la conclusion que pour mieux maîtriser sa réalisation, il fallait élaguer. C’est-à-dire alléger le matériau pour toucher à l’essentiel. Je m’explique. Beckett fait maigrir sa syntaxe, il va jusqu’à débarrasser son écriture de la ponctuation. Quant à Giacometti, la matière de ses sculptures s’amenuise petit à petit. Les deux n’apprécient point l’excès ou l’abondance dans la création artistique.

Autre expérience commune aux deux artistes: le sentiment d’échec. Il donne dailleurs son titre à lexposition. Comment lexpliquer?

Le sentiment d’échec n’est pas né d’un coup chez Giacometti, il lui est venu de façon progressive. À un moment donné de son parcours, il a pris conscience des limites de sa capacité à réaliser ce qu’il souhaitait. Recommencer une œuvre encore et toujours devenait donc l’enjeu de la création chez lui.

Cela ne veut pas dire qu’il détruisait sciemment ses pièces pour les confectionner à nouveau. Le sentiment d’échec est propre à l’expérience artistique, il n’est pas intrinsèque à l’œuvre de Giacometti. Autrement dit, l’idée de ratage était ancrée en lui, elle ne l’a pas quitté, même lorsqu’il est devenu mondialement connu. Idem pour l’écrivain Beckett, qui disait qu’«être un artiste c’est échouer comme nul autre ose échouer». J’y vois une forme d’exigence.

Que dites-vous à ceux qui voient du désespoir dans les pièces des deux hommes? 

Je répondrais que ce n’est pas un désespoir mortifère, il est incarné, c’est-à-dire plein d’expériences humaines. L’humour y a sa place. Il reste une échappatoire chez les deux.

Beckett est irlandais, Giacometti est suisse. Voyez-vous dans ces deux identités un point commun qui dépasserait toutes frontières?

Il faut d’abord rappeler que les deux hommes ont très peu d’écart d’âge, l’un et l’autre arrivent à Paris au cours de la même décennie, Giacometti en 1922 et Beckett en 1928. Ils font alors la même expérience, celle de la langue française qu’ils parlaient déjà et qu’ils vont continuer à pratiquer, chacun avec l’accent de son propre pays. Un accent qu’ils garderont toute leur vie.

Par rapport aux villes de Suisse et d’Irlande, Paris est pour eux LA ville internationale par excellence, ils y trouveront à ce titre leur place, et cet avantage les rapprochera.

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