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Le cadeau (1)

A Noël, dans la rue, on peut faire des rencontres étonnantes... Keystone

Chaque année, l’écrivain Rolf Kesselring nous propose un conte de Noël à sa façon. Dons sa recette 2010 s’entrechoquent monde merveilleux du «pequeño pueblo» et pragmatisme quotidien… «Le cadeau», première partie.

C’était une fée. Elle me l’avait avoué peu après que je l’aie rencontrée rue des Chats-Gris, au croisement du faubourg Ulrich-Pimpelstein.

On était en décembre. L’hiver débutait rageusement. Un vent glacé s’engouffrait entre les falaises que formaient les façades des immeubles bordant la rue. Je marchais tête baissée pour lutter contre les rafales d’une pluie mêlée de neige qui me griffait le visage. Aveuglée, poussée par les bourrasques violentes d’un vent du Nord un peu fou, elle venait dans ma direction. Nos chemins allaient forcément se croiser (pur hasard ou coup d’un sort malin? Je me le demande encore.)

La collision eut lieu juste à l’intersection. Nous faillîmes nous renverser l’un l’autre. De prime abord, je ne distinguai qu’une frêle silhouette et, réflexe instinctif, d’un bras ferme, je rattrapai cette ombre inconnue, m’étonnant de sa légèreté. Dans le même temps, je bafouillai:

—  Pardon !… Avec cette tempête, je ne vous ai pas vue.

Il me fallut une fraction de seconde pour m’apercevoir que le choc l’avait étourdie et qu’elle semblait presque inconsciente. Craignant que cela soit grave, je décidai de la prendre dans mes bras et de me diriger vers l’immeuble proche, dans lequel j’habitais un appartement heureusement situé à l’entresol. «De chez moi, il me sera plus facile d’appeler les secours…» m’étais-je dit.

Avec précaution, je l’allongeai sur le grand divan qui me servait à profiter de délicieuses siestes prolongées sous prétexte de méditation et de réflexion. Mais la vérité m’oblige à l’avouer: j’adorais paresser à l’horizontale.

Je venais de la recouvrir d’un plaid en m’étonnant de sa beauté diaphane. Vêtue d’une robe trop légère, peu adaptée à la saison et aux intempéries. Sa peau presque transparente lui donnait un teint opalin tout à fait étonnant. Elle dégageait une impression d’extrême fragilité. Je pensai: «Elle doit avoir terriblement froid, habillée de cette manière!»

J’en étais là de mes réflexions, lorsqu’elle ouvrit les yeux. Repoussant la couverture de laine avec une énergie que je ne pouvais soupçonner, elle se mit debout. Mal à mon aise, surpris comme si j’avais été pris en faute, je me sentais vaguement coupable de je-ne-savais-quoi. Peut-être que ce sentiment diffus était dû au fait que je vivais seul depuis des lustres et que cet être étrange me paraissait incongru dans mon ordinaire si bien réglé, tellement banal.

— Où suis-je, demanda-t-elle en battant des cils et posant une main retournée sur son front.

Une seconde, j’eus la sensation d’une pose affectée, artificielle, empreinte d’un maniérisme venu tout droit de scènes du cinéma muet d’antan.

 — Vous êtes chez moi, bégayai-je au comble de la confusion

— Chez vous, parut-elle s’interroger.

J’hésitai avant de pondre l’excuse toute prête et peu convaincante, instinctivement préparée au moment où j’avais pris la décision de la transporter à mon domicile.

— Vous étiez évanouie après que nous nous soyons heurtés, dans la rue, souvenez-vous… J’ai pensé, comme j’habite juste à côté et qu’il fait tellement froid, vous amener ici pour appeler les secours…

— Les secours ?! Quels secours ! Je suis une fée et ce ne sont pas vos médecins ridicules et ignares qui pourraient…

Elle laissa sa phrase en suspens, comme si sa protestation n’avait aucune importance. Elle se rassit en face de moi. J’étais tellement sous le choc que je dansais d’un pied sur l’autre comme un ours maladroit. Grotesque, je tentai de dissimuler le trouble et la stupeur qui m’empêchait de me conduire avec naturel. Elle avait dit je suis une fée et je n’avais retenu que ça. Pourtant, j’étais rationnel et je savais que cela ne pouvait exister.

— Arrêtez de vous dandiner !… Je sais très bien ce que provoque chez vous autres, les hommes, le fait d’être mis en présence d’un monde qui vous est devenu inconnu et incroyable à force de matérialisme.

Elle se tut un instant puis, avec un sourire ironique ourlant ses lèvres, elle ajouta:

— Je crois que vous diriez pragmatisme dans votre vocabulaire moderne.

Ces paroles, je dois l’avouer, me surprirent plus que je ne peux le dire. J’avais une bonne excuse: une fée qui pérorait devant moi, dans mon appartement, il y avait de quoi se poser des questions.

Toujours emprunté, je cherchais comment formuler clairement les interrogations qui me venaient à l’esprit dans le désordre le plus absolu. De plus en plus gêné par ma timidité native et l’incongruité de la situation, je ne pus que balbutier:

— Mais… mais…

J’avais conscience d’émettre des sons qui me parurent plus proches du bêlement moutonnier que d’un verbiage intelligible qui m’aurait fait comprendre de cette insolite créature assise sur mon canapé à siestes.

— Non seulement je commence à croire que vous êtes atteint de crétinisme, mais en plus vous êtes bègue, ma parole!

— Pourqui dites-vous ça, questionnai-je, légèrement vexé.

Elle s’allongea sur le côté, repliant ses jambes et me regarda longtemps sans rien dire. J’avais du mal à soutenir ce regard scrutateur terriblement gênant.

— Je vois que vous n’avez rien compris à ce qui se passe en ce moment… Venez, asseyez-vous près de moi, ordonna-t-elle en tapotant du plat de la main l’espace minuscule qu’elle me laissait.

J’hésitai, puis m’abandonnant au sort malin qui paraissait être tenace, je m’assis tout près d’elle… trop près d’ailleurs pour calmer cette confusion qui me torturait et m’empêchait d’analyser ce qui m’arrivait.

— Je vois bien que vous doutez de mon existence, alors  je vais tout vous dire, tout vous expliquer…

A SUIVRE

Valais. Rolf Kesselring est né en 1941 à Martigny.

La Marge. Ses années 70 et 80 sont largement occupées par les librairies et les éditions «La Marge», qu’il a créées. Kesselring publie des gens comme Gilles Vigneault, Roland Topor, Fernando Arrabal, Milo Manara, Hugo Pratt.

Magrie. A Paris, il crée en 1990 les Editions de Magrie. Puis part dans le Sud de la France, où, entre fiction et journalisme, il se consacre à l’écriture.

Jura vaudois. Aujourd’hui, Rolf Kesselring vit à nouveau en Suisse, dans le Jura vaudois.

swissinfo. Il collabore depuis plusieurs années avec swissinfo en y publiant notamment des chroniques littéraires.

La 4e Classe (Ed. Favre, 1985)

Putain d’amour (Ed. Favre, 1986)

La lettre à Mathieu (Ed. Campiche 1991)

Allez Tapie (Ed. de Magrie, 1994)

Plusieurs petits ouvrages sur l’ésotérisme aux Editions Credel, collection ‘Les Héritiers De L’impossible’.

Piège, roman (Ed. de l’Aire, 2004)

Alchimie, un rêve d’éternité (Favre, 2009)

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