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Le cadeau (2)

Du rêve au pragmatisme... Keystone

Chaque année, l’écrivain Rolf Kesselring nous propose un conte de Noël à sa façon. Dons sa recette 2010 s’entrechoquent monde merveilleux du «pequeño pueblo» et pragmatisme quotidien… «Le cadeau», deuxième partie.

— J’hésite, fit la fée en me fixant avec une insistance troublante…

Elle paraissait soucieuse. J’essayai de me reprendre et de réfléchir. J’avais la sensation de rêver tout éveillé.

Cela faisait bien une bonne heure que je l’avais rencontrée dans la rue à deux pas de chez moi. Il y avait eu cette malencontreuse collision. La neige, chassée par un vent de tempête, nous avait aveuglé l’un et l’autre et puis il y avait eu ce choc. Pour moi, cela n’avait pas eu de conséquence: je l’avais à peine sentie quand elle s’était cognée contre ma poitrine. Par contre, comme je l’avais instinctivement retenue et prise dans mes bras, j’avais senti que son corps mollissait comme si elle s’abandonnait, comme si elle perdait connaissance ou pire…

— J’hésite vraiment, murmura-t-elle encore une fois, alors que je me repassais le film des évènements qui l’avaient conduite à se retrouver, ici, sur mon canapé au beau milieu de mon salon.

Je ne savais pas pourquoi ni à propos de quoi, elle hésitait tellement, mais une chose était sûre : elle prenait peu à peu possession de mon domicile et sa présence devenait, de seconde en seconde, plus consistante, plus insistante.

Une étrange hébétude embrumait mon esprit. Je luttais de toutes mes forces contre cet état qui m’enlevait toute énergie, toute volonté. J’avais la sensation d’être devenu un véritable zombie.

Soudain, elle demanda :

— Est-ce habituel chez vous ?…

Avec beaucoup de mal, je parvins à articuler quelques mots :

— Habituel chez moi ?…

— Je dis habituel parce que je veux parler de cet air de demeuré inscrit sur votre visage depuis que j’ai débarqué chez vous.

Elle éclata de rire en voyant que, comme un enfant, je ne parvenais toujours pas à dissimuler ma confusion et mon humiliation. Elle voulut sans doute se racheter :

— Ne soyez pas déçu… Je ne voulais pas vous vexer ! C’était juste une constatation tellement vous paraissez troublé et peu sûr de vous.

Elle remua un peu pour se rapprocher. Malgré moi, je reculai imperceptiblement, troublé par ce contact pourtant léger. L’accoudoir du canapé empêcha cette piteuse retraite. Bientôt, je sentis son épaule contre ma poitrine. Ma jambe gauche perçut, elle aussi, la délicieuse chaleur de sa cuisse. Il y avait là de quoi anesthésier ma capacité de réflexion.

— Oui, j’hésite vraiment… Je me demande vraiment si vous êtes un esprit candide ou un être totalement fermé au merveilleux, à l’étrange.

Je voulais protester, lui dire que, malgré la banalité de mon quotidien de petit comptable à l’existence bien réglée, je rêvais aussi… quelquefois.

— Que savez-vous du «petit peuple», ceux que les Espagnols appellent el pequeño pueblo?

Sans attendre ma réponse, elle poursuivit:

— Le petit peuple, apprenez-le, est composé de tout les êtres minuscules ou non qui forment ce que vous, les humains appelez l’imaginaire, le monde des rêves… Il s’agit d’une dimension qui croise souvent votre prétendue réalité. J’en fais partie, ainsi que toutes mes sœurs, les fées…

Je n’en croyais pas mes oreilles. Elle était en train de m’expliquer que, tout ce qui avait construit mes rêves d’enfance, était bien réel. J’avais du mal à y croire, surtout en ce début de millénaire noyé de technologies nouvelles, d’avancées scientifiques de révélations à outrance. Un petit peuple! Une dimension pas du tout virtuelle qui pourrait se glisser dans notre vie sans qu’on le sache! Impensable!

— … Dans cette dimension merveilleuse, existent aussi les elfes, les lutins, les leprechauns, les farfadets, les gnomes, les trolls, les nains de jardin, les dragons, les licornes, les chats bottés, ainsi que toutes les créatures, fruit des rêves de vos enfants… rêves qui n’existent qu’avant de devenir ce que vous êtes, vous les hommes: des adultes plus préoccupés par vos ambitions et vos désirs matériels que par vos songes. Le temps vous tue avec lenteur et dilue peu à peu votre imagination. C’est terriblement triste, mais c’est votre réalité…

À ce moment-là, je sombrais dans un état proche de la folie. Sa voix me parvenait lointaine et lénifiante.

— Le Père Noël, comme vous ne le savez sans doute pas, fait lui aussi partie de ce monde des merveilles. Il est un des nôtres. Il est très important, surtout à cette période de l’année où il peut – je devrais dire pouvait – faire encore rêver les humains grands et petits… Or, nous sommes souvent influencés par vos comportements cyniques et cruels, que vous dites réalistes, nous souffrons! Et c’est là que le bât nous blesse et nous force à intervenir.

Je l’écoutais en me demandant si je ne devenais pas complètement fou. Apparemment indifférente au tsunami qu’elle provoquait dans mon esprit, elle reprit :

— Vous prenez, depuis quelques poignées d’années, une voie de plus en plus perverse. Vous appelez ça la globalisation. Il s’agit d’une grossière erreur qui vous conduit, vous les humains, aux pires excès… Désormais, vous ne rêvez plus du tout.

Pour échapper à la torture qu’instillait en moi tout ce qu’elle était en train de débiter, je tentai de me lever pour me soustraire à son influence. Elle me retint :

— Ne bougez pas ! Il faut que je vous explique tout… Donc, le Père Noël s’est retrouvé isolé et sa fabrique de joujoux a été mise en faillite. Désormais, les jouets venaient d’ailleurs, de très loin, d’Extrême-Orient. Un drame pour tous les enfants de la planète ! Le pauvre vieux était à deux doigts du suicide. Nous étions proches de la pire des catastrophes.

Je ne savais plus que faire pour échapper à cette torpeur qui engluait ma cervelle et mon corps. Sans pitié, elle continuait :

 — Nous, les êtres de la dimension des rêves, décidâmes à l’approche de ce fatidique 25 décembre de nous coaliser pour sauver le Père Noël de sa déprime. Les elfes, sans se faire prier ni payer, se mirent au travail et reprirent en main la fabrique de jouets. Les trolls décidèrent d’exploiter les filons souterrains d’or et d’argent bien que votre avidité les ait largement épuisés… Pourtant, comble de malheur, il était trop tard. Tous nos efforts furent vains! Les services de contentieux des créanciers et des banques nous firent chasser par des huissiers. À partir de ce moment, le Père Noël devint un sans domicile fixe, un clochard, quoi!… Nous décidâmes de mettre fin à ce scandale, à cette ignominie insupportable. C’est ainsi que je vous ai rencontré… N’oubliez pas que tout ceci ne serait pas arrivé si vous aviez sauvegardé vos rêves et votre imaginaire ! Nous prétendons que vous êtes responsables, donc coupables de notre misère actuelle et nous avons décidé de nous inviter chez certains humains.

J’étais anéanti. La sensation d’être à bout de force me clouait contre les coussins de mon divan. Je ne savais plus si je délirais ou si tout ceci était bien réel. Je rouvris les yeux. Vaporeuse, irréelle, la fée s’était relevée et se tenait debout devant moi et, une baguette magique à la main, elle semblait diriger un orchestre invisible.

Il y eut un éclair aveuglant puis mon appartement fut envahi par des centaines d’êtres minuscules et bigarrés. Il y avait aussi, trônant au milieu de toutes créatures, hilare et rubicond, un personnage que je reconnus : le Père Noël !

Ce dernier ouvrit la bouche en s’adressant à moi :

— Monsieur, vous êtes bien généreux de nous offrir l’hospitalité, à moi et à tous mes amis. Je tiens à vous remercier de votre gentillesse… Que la fête commence !

Malgré moi, somnambule presque inconscient, au bout de quelques heures, je sortis de chez moi en catimini… Tout ce petit peuple, tous ces lutins et autres chimères paraissaient beaucoup s’amuser et, surtout, faisaient un boucan d’enfer…

Maintenant, j’erre dans les rues dans la neige et froid et je ne réponds pas à ceux que je croise et qui osent me souhaiter une bonne fête de Noël. Leur seul excuse est qu’il ne perçoivent plus le monde des rêves…

Valais. Rolf Kesselring est né en 1941 à Martigny.

La Marge. Ses années 70 et 80 sont largement occupées par les librairies et les éditions «La Marge», qu’il a créées. Kesselring publie des gens comme Gilles Vigneault, Roland Topor, Fernando Arrabal, Milo Manara, Hugo Pratt.

Magrie. A Paris, il crée en 1990 les Editions de Magrie. Puis part dans le Sud de la France, où, entre fiction et journalisme, il se consacre à l’écriture.

Jura vaudois. Aujourd’hui, Rolf Kesselring vit à nouveau en Suisse, dans le Jura vaudois.

swissinfo. Il collabore depuis plusieurs années avec swissinfo en y publiant notamment des chroniques littéraires.

La 4e Classe (Ed. Favre, 1985)

Putain d’amour (Ed. Favre, 1986)

La lettre à Mathieu (Ed. Campiche 1991)

Allez Tapie (Ed. de Magrie, 1994)

Plusieurs petits ouvrages sur l’ésotérisme aux Editions Credel, collection ‘Les Héritiers De L’impossible’.

Piège, roman (Ed. de l’Aire, 2004)

Alchimie, un rêve d’éternité (Favre, 2009)

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