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La Suisse joue gros dans ses négociations avec l’UE

«Le débat suisse sur l’Europe est victime d’un mythe»

Forteresse au milieu de rochers et d arbres.
Une forteresse de la Seconde Guerre mondiale en Suisse centrale. Keystone / Arno Balzarini

On attend ce mercredi une décision du Conseil fédéral sur la manière de poursuivre les relations avec l’Union européenne après l’échec de l’accord-cadre. Jusqu’à présent, la Suisse a joué la montre vis-à-vis de l’UE. Spécialiste du dossier européen, Gilbert Casasus en voit les raisons dans «la mentalité de réduit», cette tendance suisse à adopter la tactique du hérisson lors de crises.

Gilbert Casasus, professeur d’études européennes à l’Université de Fribourg, se définit comme un «pro-européen critique». Ce qui veut dire: l’UE fait certes des erreurs, mais la Suisse ne peut pas s’en passer. Ce double national franco-suisse, qui a vécu 13 ans en Allemagne et est parfaitement bilingue, s’agace de la politique européenne actuelle de la Suisse.

Homme posant avec le coude appuyé sur une barrière.
Gilbert Casasus est professeur d’études européenne et directeur du Centre d’études européennes de l’Université de Fribourg. Binational suisse et français, il a grandi à Berne et à Lyon et a étudié les sciences politiques, la germanistique et l’histoire à Lyon et à Munich. Neue Europäische Bewegung

swissinfo.ch: Qu’est-ce qui vous dérange dans le débat sur l’Europe?

Gilbert Casasus: Le débat européen de la Suisse est victime d’un mythe, celui de la mentalité du réduit. Nous continuons de croire que nous vivons dans une région alpine isolée et que nous pouvons nous y retrancher. Cette mentalité du réduit s’est enracinée en Suisse depuis la Seconde Guerre mondiale, c’est-à-dire depuis près de 80 ans, et nous empêche depuis lors de nous ouvrir – notamment à l’Europe.

Or l’Europe évolue: en 1995, l’UE comptait 15 membres; 27 aujourd’hui. Les Suisses se comportent comme des personnes qui se tiennent sur le quai de gare et regardent passer le train, mais qui n’ont pas la possibilité d’y monter.

Vous êtes particulièrement agacé par les études européennes en Suisse alémanique. Y a-t-il donc des différences entre les régions linguistiques du pays?

Je constate des différences entre la Suisse romande et la Suisse alémanique. La thématique de l’Europe est beaucoup plus populaire en Suisse romande qu’en Suisse alémanique. La proximité avec certains pays joue un rôle. Cette différence se reflète également dans la qualité des études européennes en Suisse.

Vous prétendez que plus un État de l’UE compte d’étrangers, plus il est riche. N’inversez-vous pas la cause et l’effet, à savoir plus un pays est riche, plus d’étrangers veulent s’y installer?

Les deux sont vrais. Et c’est bien ainsi. Je préfère vivre en Suisse, qui n’est pas un pays de l’UE, qu’en Roumanie, qui est un pays de l’UE. 

D’un autre côté, l’histoire de la Suisse, qui était un pays d’émigration classique jusqu’en 1860 et un pays d’immigration seulement plus tard, montre que les étrangers sont un investissement pour le pays dans lequel ils travaillent. En Suisse, nous avons la grande chance en Suisse d’avoir beaucoup de personnes étrangères. Si nous ne les avions pas, nous ne serions pas aussi riches.

Selon vous, la libre circulation des personnes augmente donc la prospérité. Pourtant, la libre circulation des personnes est une épine dans le pied de la population, et pas seulement en Suisse. Est-ce que seules les entreprises, les actionnaires et les caisses d’impôts en profitent, et non pas les personnes qui perçoivent un salaire? 

Vous abordez plusieurs aspects. Premièrement, j’ai connu la Guerre froide; il n’y avait pas de libre circulation des personnes. Allez dire aux anciens citoyens de la RDA qu’il faut remettre en question la libre circulation des personnes! À eux qui n’avaient pas le droit de franchir la frontière ou le mur… La libre circulation des personnes est liée à la liberté!

Deuxièmement, vous abordez un point que je critique également toujours: le manque de conscience sociale dans l’Union européenne. Une des raisons de l’euroscepticisme est liée au fait que l’Europe devrait se développer de manière plus sociale. Le fait que les œuvres sociales soient toujours et trop organisées et financées par les États nationaux s’accorde mal avec la libre circulation des personnes. Même si les salaires suisses sont beaucoup plus généreux que ceux des autres pays européens, la Suisse ne fait pas toujours bonne figure par rapport à ses voisins, car les prestations sociales étrangères ou européennes sont nettement plus élevées que dans notre pays.

Ces dernières années, peut-être aussi dans le sillage de l’américanisation de la politique, on a accordé trop d’attention à la politique financière et beaucoup trop peu au social.

Cela vaut-il la peine de continuer sur la voie chaotique des bilatérales? Autrement dit: la Suisse peut-elle se permettre de faire cavalier seul?

Faire cavalier seul n’a jamais d’avenir. L’histoire l’a montré. Les pays qui ont essayé de faire cavalier seul se retrouvent dans une impasse.

Les accords bilatéraux ont constitué une phase intermédiaire. Cette phase intermédiaire a été un succès pour la Suisse. Et maintenant, la Suisse a du mal à accepter l’idée qu’il faille se séparer d’un modèle qui a réussi. 

On peut conserver les aspects positifs des bilatérales, mais il faut être prêt à faire un pas de plus. Le rejet unilatéral de l’accord-cadre par la Suisse fait beaucoup plus de mal à la Suisse qu’à l’Union européenne.

La Suisse peut-elle s’acheter une «adhésion light» avec d’autres milliards de cohésion?

Cette idée a été mal accueillie dans l’UE. «C’est typiquement suisse de croire qu’ils peuvent tout acheter», m’ont rapporté des personnes qui travaillent au sein de l’UE.

L’UE n’est pas un casino, c’est une structure politique. Si l’on croit que l’on peut acheter son ticket d’entrée avec le milliard de cohésion, c’est une erreur d’appréciation. 


(Traduction de l’allemand: Olivier Pauchard)

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