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«Conservons l’héritage du passé en le transformant»

L'historien de l'architecture Sylvain Malfroy explique comment les nazis ont instrumentalisé l'architecture. Xavier Voirol/Strates

Alors que le débat sur Prora, le site de vacances nazi sur la presqu'île de Rügen, n'en finit pas de rebondir en Allemagne, swissinfo fait le point avec Sylvain Malfroy, historien de l'architecture et de l'urbanisme.

Plus grand site architectural construit par les nazis, le centre de vacances inachevé Prora fascine et repousse à la fois.

swissinfo: Le côté monumental du site de Prora, dont les Allemands ne savent pas que faire, est-il typique du nazisme?


Sylvain Malfroy: Le culte de la grandeur est en effet une marque de ce régime. Les nazis se sont servis de l’esthétique du sublime en vogue dès la fin du 18e siècle, puis chez les Romantiques, et qui a encore fasciné les architectes et les urbanistes, pas seulement allemands, dans les années 30. Le sublime, en quelques mots, c’est quelque chose qui peut être si grand que je ne peux plus le mesurer.

swissinfo: Ce qui est assurément le cas de Prora…

S.M.: Oui, mais l’idée du sublime va au-delà. Si je peux résister à la vue de choses terrifiantes par leur grandeur physique, c’est que j’ai des ressources intérieures plus grandes encore.

La taille de Prora exprime en outre la conviction que seule une organisation de type militaire peut maîtriser les défis de la société industrialisée moderne, avec ses masses ouvrières. Prora est une sorte de «machine de remise en forme» destinée à augmenter la productivité du travail. L’architecture est instrumentalisée au service d’une économie et d’une politique

swissinfo: Aujourd’hui, des contemporains craignent que Prora ne fascine des personnes tentées de dire que «le nazisme voulait le bien du peuple puisqu’il lui organisait des vacances».

S.M.: Je ne crois pas à ce danger de «contamination». Comme n’importe quelle production culturelle, l’architecture est un système symbolique qui doit être décodé. Le public en fait ce qu’il veut.

Mais il est important de développer une culture de la distanciation. L’identification, ce processus qui consiste à dire «tout ce que je vois dans mon environnement doit me correspondre», est problématique. La distanciation, c’est dire «je ne suis pas responsable de ce qui s’est fait avant moi et je me fais ma propre opinion.»

swissinfo: Les propriétaires ont de la peine à savoir que faire des différents blocs. Ne serait-ce pas plus simple de détruire et de reconstruire?

S.M.: Ce serait faire disparaître un témoignage de l’histoire dont le principal mérite est d’être dérangeant et de nous stimuler au regard autocritique. Ne pas avoir de passé nous priverait de la possibilité d’évoluer.

Néanmoins, on peut se donner la liberté d’adapter certains éléments, autoriser une expression architecturale différente. Garder la façade en l’état, par exemple, serait manquer de sens de la relativité historique. Et puisqu’une multitude d’acteurs interviennent, il y a forcément appropriation plurielle de cet objet, et négociation plurielle entre l’héritage de l’histoire et les différents besoins contemporains. En réintroduisant une culture de la différence, on prend de la distance. Gardons une certaine décontraction vis-à-vis de ces endroits.

swissinfo: De manière générale, qu’est-ce qui justifie la réaffectation d’un bâtiment?

S.M.: Un bâtiment désaffecté se trouve relégué, par définition, hors du temps présent. Sa caractéristique est d’être inactuel. C’est le cas de Prora, mais cela peut aussi l’être de choses très récentes. On peut alors explorer trois pistes: on adapte l’objet à un nouvel usage sans trop se préoccuper de ce qu’il était auparavant, ou alors on cherche un usage compatible avec la forme initiale de l’objet, parce que c’est elle qu’il s’agit de mettre scrupuleusement en évidence à cause de sa valeur de témoignage. Ou encore on cherche un compromis parce que le maintien intégral de la forme bâtie n’est pas possible faute d’utilisateurs en nombre suffisant…

swissinfo: Pouvez-vous donner des exemples en Suisse?

S.M.: Lors de la discussion sur le théâtre municipal de Lausanne, on a choisi le compromis de refaire le bloc de scène à neuf et de rénover la salle de manière douce, moins par respect pour la valeur de témoignage des «vieilles pierres» que par souci d’économie. Derrière les revendications de maintien, il y a souvent des gens passionnés, poussés par de profonds élans émotionnels.

Il faut se réjouir de ces combats acharnés. Les gens se mettent à lire, s’investissent pour montrer leur attachement. La valeur symbolique et affective d’un lieu peut être plus forte que la pierre elle-même. Par exemple, indépendamment de ses qualités architecturales, La Scala est un endroit magique pour les amateurs d’opéra, La Chaux-de-Fonds la même chose pour les fans de l’Art nouveau. Mais les lieux subissent des cycles de l’oubli et du souvenir…

Interview swissinfo, Ariane Gigon

Faut-il garder l’intégralité du patrimoine construit car toute pierre, à un degré ou à un autre, porte en elle un témoignage historique?

Faut-il avoir peur des bâtiments commandés par des dictateurs, comme s’ils recelaient encore une part de mal?

Ces questions, de même que, d’une façon plus générale, les débats sur les «sauvetages» de bâtiments menacés alimentent régulièrement la chronique, en Suisse comme à l’étranger.

Dernier exemple: la Maison des congrès à Zurich, que les citoyens ont décidé de sauvegarder en votation.

L’historien de l’architecture suisse Sylvain Malfroy plaide pour un maximum de souplesse dans l’approche de ces questions.

Né en 1955, Sylvain Malfroy a étudié l’histoire de l’art à l’Université de Lausanne.

Il est aujourd’hui conférencier, professeur et chercheur spécialisé en histoire de l’architecture et de l’urbanisme.

Après avoir enseigné notamment aux Ecoles polytechniques fédérales de Zurich et de Lausanne, il est aujourd’hui professeur à la Haute Ecole spécialisée de Winterthour et à l’Ecole d’ingénieurs et d’architectes de Fribourg (EIF).

Sylvain Malfroy est aussi iconographe pour le Dictionnaire historique de la Suisse, où il mène des recherches sur les sources visuelles de l’histoire des Grisons.

Depuis 2002, il est membre associé de la Fédération des architectes suisses.

Sylvain Malfroy vient de publier une monographie sur les architectes Bétrix & Consolascio (gta verlag, Zurich).

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