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Jean Liermier: «Une salle aux deux tiers vides altère la nature du spectacle»

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Les arts scéniques pourront-ils enfin sortir des coulisses après trois mois de confinement dû à la pandémie? Oui, car l’assouplissement des mesures sanitaires le permet désormais. Néanmoins, la profession rencontre bon nombre de difficultés qui mettent en danger la prochaine saison artistique. Entretien avec Jean Liermier, président de la Fédération romande des arts de la scène. 

Le gouvernement suisse autorise désormais la réouverture des salles de spectacle à partir du 6 juin. Bonne nouvelle pour le secteur le plus touché de la culture, mais à prendre néanmoins avec des pincettes tant cette réouverture s’annonce difficile en raison de certaines restrictions sanitaires qui demeurent en vigueur. 

À celles-ci s’ajoutent les interrogations inquiètes de la profession quant à la situation financière des institutions scéniques, jugées très précaire. Le point avec Jean Liermier, directeur du Théâtre de Carouge (Genève) et président de la Fédération romande des arts de la scène (FRAS), organisme qui regroupe quelque cinquante théâtres et festivals.    

swissinfo.ch: Les théâtres, opéras et autres salles de spectacle ont annulé en mars leur fin de saison. Que change pour vous leur réouverture le 6 juin?

Jean Liermier: Elle ne change rien. En raison de ces trois mois d’inertie et du manque d’informations qui les a accompagnés, personne n’est en mesure aujourd’hui de programmer des spectacles pour le mois de juin. Sauf peut-être les théâtres qui fonctionnent avec une saison uniquement estivale, comme L’Orangerie à Genève. 

 «Nous sommes un service public en lien avec des populations à risque. Parmi nos spectateurs, il y a un bon nombre de personnes âgées»
Jean Liermier 

Trois cents spectateurs au plus sont désormais tolérés dans une salle. Est-ce jouable? 

Je prends l’exemple de mon théâtre qui compte 540 places. Si j’applique la règle de la distanciation sociale, avec les deux mètres à laisser entre deux sièges, j’arrive à 62 places. Il faut préciser que notre taux d’occupation habituel est de 80%. Je vous laisse imaginer la conséquence financière d’une telle réduction, à laquelle s’ajoute le coût d’installations particulières pour le respect des mesures sanitaires. Il y a par ailleurs l’impact sur la sensibilité du public et des comédiens: une salle aux deux tiers vides empêche toute dynamique et altère la nature du spectacle. 

Vous n’êtes pas très optimiste?

Il n’est pas interdit de voir dans la réouverture du 6 juin un sens caché. Le gouvernement serait-il en train de nous dire: puisque vous êtes désormais autorisés à vous remettre au travail, les aides financières qui vous sont allouées en raison de la crise peuvent cesser. Il y a aujourd’hui un flou dans les réponses concernant l’accompagnement de l’État. La FRAS a adressé au Conseil fédéral une lettre le 25 mai dans laquelle elle demande, entre autres, que l’application des fonds d’indemnisation pour pertes de gains et de recettes perdure autant que nécessaire. 

Les prochaines semaines seront donc déterminantes d’un point de vue politique; elles nous permettront, je l’espère, de savoir si le Conseil fédéral s’engage véritablement à soutenir plus en avant la scène subventionnée. 

280 millions de francs, c’est la somme que prévoit pour la culture la Confédération, dans son ordonnance Covid-19. Or dans un entretien accordé au journal Le Temps, le 30 mai, Isabelle Chassot, directrice de l’OFC (Office fédéral de la culture), affirme avoir proposé une augmentation «de 50 millions pour les indemnisations de manifestations» annulées ou reportées. La question doit être discutée au parlement cette semaine. Votre réaction?

Encore faut-il que le parlement l’approuve! Si c’est le cas, la question est de savoir jusqu’à quelle date nous pourrons cet automne bénéficier de ces aides. La rentrée de septembre est proche. Nous devons réévaluer notre situation financière qui évolue constamment avec la crise. J’apprécie les bonnes intentions de nos autorités de tutelle, mais elles me font sourire quand je pense que jusqu’à présent les théâtres en Suisse romande ne bénéficient toujours pas des premières aides décidées en mars, RHT comprises (Réduction de l’horaire de travail). 

Vous nous dites ici que vous n’avez pas reçu les RHT?

Mon théâtre, non, d’autres établissements, oui. Cela signifie que tout le monde n’est pas logé à la même enseigne. Il s’agit ici de mesures fédérales qui devraient s’appliquer de la même manière à tous les cantons. Or le Théâtre de Bâle, par exemple, bénéficie déjà des RHT, et elles sont conséquentes. C’est normal diriez-vous, car le soutien financier est ici adapté au budget dudit théâtre, beaucoup plus grand que celui des institutions scéniques de Suisse francophone. 

Ce qui me gêne néanmoins, c’est cette économie à deux vitesses qui laisse le sentiment aux directeurs de scènes romandes qu’ils sont des «Petits Poucets». Personnellement, je nage dans un océan d’incertitudes et ne peux donc prendre aucune décision pour la saison 2020-2021, par crainte de devoir encore annuler des spectacles.    

Les incertitudes touchent aujourd’hui tous les secteurs de l’économie. Seraient-elles plus difficiles à vivre dans votre milieu? 

Nous sommes un service public en lien avec des populations à risque. Parmi nos spectateurs, il y a un bon nombre de personnes âgées. On se doit de les protéger, comme on se doit de protéger nos comédiens, danseurs et performeurs. Il suffit que l’un d’entre eux ait de la fièvre un matin, pour qu’on ferme le théâtre pendant 15 jours. Le coût du temps d’indisponibilité est énorme, sans parler des angoisses qui nous pousseraient à vivre tout l’automne avec des thermomètres.

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