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«Je n’exposerai plus en Suisse… sauf dans des mosquées»

Michael von Graffenried expose à la Maison européenne de la photographie. M. v. Graffenried

Le photographe Michael von Graffenried, qui recevra en septembre le prestigieux prix Erich Salomon, explique pourquoi il boycotte son pays. Rencontre à l’occasion d’une exposition qui lui est consacrée à Paris.

Michael von Graffenried n’exposera plus en Suisse. Du moins tant que la Constitution helvétique interdira la construction de nouveaux minarets.

«Je me suis tellement énervé le soir du 29 novembre. J’aime la Suisse, mais elle m’a profondément déçu. Je ne pouvais rester là sans rien faire», explique le photographe, en parcourant l’exposition qui lui est consacrée à Paris, à la Maison européenne de la photographie.

Un geste fort

Une décision politique? Affective, plutôt. «J’ai tant d’amis musulmans, notamment ceux que j’ai rencontrés pendant mes reportages en Algérie. Comment leur expliquer le coup de poignard des Suisses?»

«Cela me coûte. Certains projets sont déjà tombés à l’eau, mais c’est comme ça.» Graffenried, qui vit à Paris, ne fait qu’une exception au boycott: «Je suis prêt à exposer dans les mosquées. Je veux rallumer le dialogue, faire rentrer les Suisses dans les lieux de culte musulman. C’est la preuve que, contrairement à ce que certains prétendent, ma réaction n’est pas négative, assure Michael von Graffenried.

Boycott. Le mot est fort. Il a provoqué une pluie de commentaires, 100% négatifs, sur le site du Tages Anzeiger. Du style: «Qu’il reste en France, on n’a pas besoin de ses photos sinistres». «Mais j’ai aussi reçu beaucoup d’échos positifs sur mon mail, de gens qui comprenaient mon geste.»

Ce boycott artistique rappelle celui du plasticien Thomas Hirschhorn, qui refusait de travailler dans son pays tant que Christoph Blocher siégeait au Conseil fédéral. «Sauf que moi, je ne suis pas prêt de rentrer», redoute le Bernois.

Photos volées?

Autre différence avec Hirschhorn: Graffenried n’est pas un intellectuel. Plutôt un homme de cœur, d’action, de rencontres. Un éternel adolescent à l’œil malicieux, qui sort de nulle part, en une fraction de seconde, un appareil photo digne du professeur Tournesol. Un Leica? Non, un Widelux improbable, acheté il y a 30 ans dans une brocante et qui a fait depuis le tour du monde.

Trente ans après, von Graffenried en est toujours aussi gaga. «C’est l’ancêtre de nos panoramiques actuels». Un boîtier qui lui a permis en Algérie, en Égypte et ailleurs, de faire des clichés impossibles. L’air de rien, le regard faussement perdu dans le vague, son appareil innocemment posé à hauteur de poitrine. Mais l’index prêt à appuyer discrètement sur le déclencheur.

L’Algérie en clichés

1991. Michael von Graffenried séjourne en Algérie. Les élections, qui ont vu le triomphe du Front islamique du salut (FIS), sont annulées par le pouvoir. La guerre civile commence. Le Bernois promène son appareil dans les rues de la capitale désertée par les photographes occidentaux.

Ses photos seront publiées par Paris-Match, le New York Times ou encore Die Zeit, puis exposées en France et en Algérie. Des photos volées? «C’est vrai qu’en photographiant, j’ai parfois la discrétion d’un banquier suisse, reconnaît Graffenried. Cela m’a donné mauvaise conscience.»

Plus tard, il retournera en Algérie avec son livre «Photographies d’une guerre sans images» pour y retrouver ses acteurs anonymes. Certains seront morts, d’autres disparus. Il en fera un film.

Quand le vrai déplaît

L’exposition à Paris parcourt sa carrière. Depuis ses débuts au Palais fédéral, où le jeune Graffenried saisit les parlementaires dans tous leurs états – légiférant, dormant, se curant le nez. Un travail presque ethnologique, qui n’a guère plu aux députés comme aux photographes officiels du Palais.

«À l’époque déjà, on me traitait de mauvais Suisse, sourit le Bernois. Ces photos, personne n’en voudrait aujourd’hui. Les hommes politiques sont bien trop soucieux de leur image.»

Un malentendu qui le poursuivra. Son travail sur une petite ville de Caroline du Nord fondée par son ancêtre Graffenried (New Bern) reçoit là-bas un accueil glacial. Trop cru, trop vrai peut-être.

Casse-cou

Au Caire, ses photos trop réalistes sur la répression policière font fuir tous les galeristes. Qu’importe! Il les expose sur le toit d’un immeuble peuplé d’immigrés nubiens.

Casse-cou, Graffenried? «Un jeune Suisse allemand un peu fou, au visage angélique», décrivait le journal Le Monde en 1994. Un idéaliste sûrement, tombé un jour amoureux de l’Algérie. «Là-bas, je passe inaperçu avec mon visage un peu mate et ma tête de kabyle.»

En 2005, le Bernois loue des panneaux publicitaires dans cinq villes suisses pour y exposer ses photos d’un couple de drogués à la dérive.

Une femme s’est évanouie

«Je montre aux gens ce qu’ils ne veulent pas voir.» Graffenried rêverait de répéter l’opération en France. Pas simple. Au vernissage parisien, une femme s’est évanouie en voyant ces images. Depuis, des écriteaux de mise en garde sont affichés dans tous les coins de l’exposition.

En résidence pour quelques mois à Londres, Graffenried habite le quartier très musulman de Whitechapel, surnommé «Banglatown» parce qu’y vivent un grand nombre d’immigrés du Bangladesh.

«À Londres, la “cohabitation” se passe plutôt bien. Dix jours après le vote en Suisse, je voyais s’élever un petit minaret sur Brick Lane. La mosquée fut autrefois une église fréquentée par des huguenots français, puis une synagogue abritant des juifs polonais…»

Mathieu van Berchem, Paris, swissinfo.ch

Berne. Né en 1957 à Berne, Michael von Graffenried a commencé par photographier sa ville et son pays («Swiss Image», 1989).

Société musulmane. Il s’intéresse aussi à la société musulmane et au défi fondamentaliste, en Algérie, au Soudan et en Egypte.

Noir et blanc. Une grande partie de son travail est axée sur le panoramique noir et blanc. Ses photographies sont tirées en très grands formats, qui permettent au spectateur de «rentrer» directement dans l’image.

Prix. Graffenried reçoit en 1989 un prix du World Press Photo pour sa série sur «Les artistes de Moscou ramenés du purgatoire soviétique par la Perestroïka».

Toxicos. En 2004, il suit un couple de toxicomanes bernois, Pierre et Astrid. Ses images montrent un quotidien difficile et incertain, rythmé par la drogue, entre trafic et prison, consommation et prostitution («Cocainelove»).

Exposition Michael von Graffenried, jusqu’au 13 juin à la Maison européenne de la Photographie, 5 rue Fourcy, dans le Marais.

Michael von Graffenried est le lauréat 2010 du Prix Salomon.

Le Prix Erich Salomon récompense des organes de presse ou des photographes qui démontrent par leurs travaux une «une pratique remarquable du photojournalisme».

Dédié à Erich Salomon, considéré comme le «père» du photojournalisme, il est décerné chaque année par la Société allemande de photographie.

Parmi ses lauréats : Robert Franck (1985), Sebastiao Salgado (1988) et René Burri (1998).

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