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La gestion des biens communs dans le village suisse de Törbel, un cas d’école mondial

Törbel
Törbel est une commune située à environ 1500 mètres d'altitude dans le canton du Valais. La photo date d'avril 1942. Bibliothèque de l'EPFZ

C’est un petit village qui focalise l'attention du monde scientifique à l’international. Les connaissances engrangées à Törbel sur la manière dont les paysans de montagne utilisent l'eau et les pâturages vont jusqu’à influencer la façon dont on envisage aujourd'hui les biens communs numériques.

Cela remonte à 1483. Dans leur village de montagne, des paysans concluent un contrat portant sur l’utilisation de l’eau et des pâturages. Un accord si bien fait que les partisans de l’open sourceLien externe de la Mozilla Foundation – Firefox, c’est elle – souhaitent aujourd’hui appliquer les mêmes principes aux biens communs numériques.

Comment en est-on arrivé là?

En de nombreux endroits de la Suisse actuelle, grandes prairies et forêts sont exploitées en commun depuis plus de 500 ans par les populations locales. Dans les zones montagneuses notamment, les corporations et les communautés gèrent encore les terres agricoles communes, appelées «communs», selon des règles claires et des principes durables.

C’est ce que les paysans du village alpin valaisan de Törbel ont fait durant des siècles.

Contenu externe

Törbel est aujourd’hui un nom connu à l’international, en particulier par les scientifiques. Et l’accord de 1483 y est pour beaucoup.

Robert McC. Netting, un africaniste en Suisse

Une experte interrogée par Swissinfo l’a même qualifié de «village le plus étudié». Des scientifiques de Zurich ont été les premiers à s’intéresser à Törbel, suivis en 1970 par l’Américain Robert McC. Netting. «Qu’est-ce qui pousse un anthropologue, qui plus est africaniste, à se rendre dans les Alpes suisses?» La question lui a souvent été posée, écrit-il dans Balancing on an AlpLien externe.

Durant les dix années entre sa première visite et la parution de son ouvrage, Netting a passé un an et demi dans le village, mais aussi «un été dans un bureau d’université sans fenêtre», où il remplissait des fiches sur les profils de la population de Törbel au cours des siècles.

L’«univers du village n’est pas très vaste, même si on l’étend à trois siècles», peut-on lire dans Balancing on an Alp. Cet espace restreint est justement l’une des raisons qui ont poussé l’africaniste, lequel avait précédemment étudié les Kofyar du nord du Nigeria, à découvrir Törbel. Robert McC. Netting s’intéressait à la manière dont une petite société agricole forme un écosystème avec son environnement.

Le livre de l’Américain décrit les différentes facettes d’une communauté relativement homogène. Selon lui Törbel n’a connu, «pendant les sept derniers siècles au moins, ni aristocratie ni classe de propriétaires fonciers résidents, seulement quelques artisans ou commerçants à plein temps et aucun groupe reconnaissable de travailleurs sans terre». En d’autres termes, il s’agissait d’un village strictement agricole. 

Des femmes venues de l’extérieur ont pu s’y marier, «mais le pasteur était toujours un outsider», estime Netting. Dans ce microcosme, même l’orientation politique était transmise «de père en fils». Netting s’est intéressé à de nombreux aspects de la vie communautaire. Mais ses recherches ont surtout mis en évidence la manière dont la population de Törbel vivait avec son environnement et pratiquait une agriculture où les communs jouaient un grand rôle. Depuis le contrat de 1483, l’utilisation commune des prairies, forêts et canaux d’eau était clairement définie.

Elinor Ostrom et ses principes pour les biens communs

De quoi piquer aussi l’intérêt d’Elinor Ostrom. Cette économiste et politologue a reçu le prix Nobel d’économie en 2009 pour Gouvernance des biens communs, pour une nouvelle approche des ressources naturelles. Dans cet ouvrage, paru en 1990, l’Américaine élabore les critères permettant de gérer les biens communs au bénéfice de toutes et tous.

Elinor Ostrom
Elinor Ostrom reçoit le prix Nobel d’économie des mains du roi Carl XVI Gustaf de Suède. Pontus Lundahl / AFP

Törbel est la première étude de cas fondamentale du livre, mais Elinor Ostrom s’est aussi intéressée à d’autres villages de montagne au Japon, en Espagne et aux Philippines. Partout, elle a identifié des systèmes permettant aux communautés de gérer les biens communs de manière durable. Aussi bien les millions d’hectares de terre – dans les villages de Hirano, Nagaike et Yamanaka – que l’eau, avec le tribunalLien externe du même nom à Valence.

En 1990, Elinor Ostrom écrivait que l’analyse des études de cas peut fournir une «compréhension plus profonde» de la manière dont les gens gèrent les situations «dans lesquelles ils doivent au quotidien prendre des décisions et assumer les conséquences de leurs actions».

Les travaux d’Ostrom ont offert une reconnaissance aux usages et aux traditions de Törbel. Elle a fait de ses habitantes et habitants les porteurs d’un savoir qui pourrait bénéficier au vivre ensemble ailleurs dans le monde.

Jusque-là, le consensus était que lorsque plusieurs propriétaires exploitent les mêmes biens, chacun veut en tirer le plus possible pour lui-même. Ce qui conduit à surexploiter ce patrimoine commun. De ses recherches, Elinor Ostrom a déduit des principes qui préviennent la dégradation des ressources partagées et repoussent la «tragédie des biens communs». Ces principes incluent des limites claires entre utilisateurs et non-utilisateurs desdits biens communs et une adaptation aux conditions sociales et écologiques locales.

Corporations rurales, coopératives urbaines

Törbel est une communauté rurale et, selon l’historien Daniel SchläppiLien externe, ces corporations d’usagers ont beaucoup plus en commun avec les coopératives urbaines de gauche que ne le pensent les principaux intéressés. Ou du moins ne le pensaient, avant la parution de la recherche d’Elinor Ostrom.

Les partisans de l’open source de la Fondation Mozilla, qui défendent les biens communs sur Internet, ne sont en effet pas les seuls à étudier les travaux d’Ostrom. L’Alliance coopérative internationaleLien externe et ses membres partout sur la planète marchent dans les mêmes pas.

Törbel
Depuis 1483, l’utilisation commune de la prairie, de la forêt et des canaux d’eau à Törbel est clairement réglementée. Bibliothèque de l’EPFZ

Des «piliers de la Suisse »

Les principes d’Ostrom ont même été qualifiés récemment de «piliers de la Suisse» par le ministre de l’environnement suisse, Albert Rösti.

En mai 2025, le politicien de l’Union démocratique du centre (UDC, droite nationaliste), agronome de formation, a évoqué Törbel devant la Fédération suisse des bourgeoisies et corporations et la manière dont, sur ce modèle, les conditions de fonctionnement des communautés à propriété partagée ont été établies.

Le conseiller fédéral a repris les règles identifiées par Elinor Ostrom en les assignant à l’État de droit helvétique. Il lie les «frontières clairement définies» à la «souveraineté et à l’indépendance». S’organiser soi-même et décider de manière participative, cela correspond en Suisse à la démocratie directe et la prise en compte des conditions locales s’appelle «chez nous le fédéralisme», selon le ministre.

Les corporations demeurent un acteur important de «l’économie moderne», mais elles ont aussi façonné «les principes de notre système étatique». La Suisse, estime Albert Rösti, «n’existerait pas dans sa forme actuelle» sans la «longue histoire des corporations» (les citations sont extraites du discours écrit).

Menschen ziehen ein Haus gemeinsam.

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L’ouverture des gens de Törbel

Si ces «piliers de la Suisse» font désormais partie du savoir universel, cela tient aussi au fait qu’il y a cinquante ans, habitantes et habitants de Törbel ont fait preuve d’ouverture face aux scientifiques.

Robert McC. Netting est un «ami dévoué pour nous, simples montagnards», dit une lettreLien externe envoyée à son épouse depuis Törbel.

Elinor Ostrom y a pour sa part reçu un accueil en grande pompe en 2011. L’économiste Bruno S. Frey, qui relève l’aspect novateur des recherches de l’Américaine, se souvient d’un «cortège avec orchestre à travers le village».

Ce fut un moment unique pour la chercheuse décédée un an plus tard, comme elle l’a confié à Bruno S. Frey après la fête. Pour rappel, Elinor Ostrom est la seule femme à avoir reçu le Nobel d’économie à ce jour.

Elinor Ostrom
La lauréate du prix Nobel Elinor Ostrom lors de sa réception à Törbel le 14 avril 2011. Archives de la commune de Törbel

Avec Törbel, Horizon Europe regarde vers l’avenir

Une nouvelle génération de scientifiques s’active désormais au village. Dans le cadre du projet RuractiveLien externe d’Horizon Europe, des chercheuses planchent sur la manière dont les régions rurales pourraient «combattre l’exode et le fossé numérique croissant par rapport aux zones urbaines» et se muer en «écosystèmes d’innovation».

Ses «institutions communautaires remontant à loin, bien documentées, fonctionnant encore aujourd’hui», continuent à séduire les scientifiques, explique Mariana Melnykovych, qui dirige le projet. Elle et son équipe veulent travailler à Törbel selon les mêmes approches que Netting, tout en y intégrant les innovations récentes et le changement climatique. Les travaux d’Ostrom, eux aussi, ont joué un rôle dans le choix de ce terrain.

«Törbel est un petit village à la portée étendue», constate Mariana Melnykovych. Les scientifiques sont à même d’y observer la manière dont «les communautés rurales s’adaptent aux changements tout en préservant les valeurs sociales et écologiques fondamentales».

Plutôt qu’un retour à sens unique sur le passé, la chercheuse indique qu’il s’agit pour elle et son équipe «de comprendre comment un village ancré dans l’histoire peut maîtriser l’avenir – avec ses habitants, son savoir et ses biens communs intacts».

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Discussion
Modéré par: Benjamin von Wyl

Quelle importance accordez-vous aux biens communs dans le monde d’aujourd’hui?

Les biens communs sont-ils encore importants dans le contexte d’économie mondialisée?

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Texte relu et vérifié par David Eugster, traduit de l’allemand par Pierre-François Besson/ptur

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