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Bruno Ganz ouvre l’ère de la politique-fiction suisse

L'acteur Bruno Ganz dans le film de Wolfgang Panzer. Frenetic

Avec «Der grosse Kater», le réalisateur Wolfgang Panzer donne au cinéma suisse un de ses très rares films de «politique-fiction». Mais le genre se trouve peut-être sur les fonts baptismaux… C’est l’avis de plusieurs spécialistes.

La limousine d’un président de la Confédération entachée de projectiles dégoulinants. Le même président hué par la foule. Son groupe parlementaire se défiant de lui. Et le chef des services de sécurité nouant une intrigue contre son collègue de parti.

Avec les soubresauts politiques actuels, ces scènes sont imaginables. Mais elles proviennent d’un film «Der grosse Kater» (le grand matou), tourné par le réalisateur allemand vivant en Suisse Wolfgang Panzer. Il s’est inspiré du livre du même nom écrit par Thomas Hürlimann, fils de l’ancien conseiller fédéral Hans Hürlimann.

«Der grosse Kater», interprété par un excellent Bruno Ganz, est avant tout un drame personnel – celui d’un père dont le fils de huit ans est en train de mourir de leucémie, au moment où il doit accueillir le couple royal espagnol. Mais la politique y forme un arrière-plan qui se veut intemporel: les intrigues, les négociations de couloirs, les renvois d’ascenseur pour services rendus sont présentés comme contemporains.

Si peu de figures héroïques

«Der grosse Kater» est un des très rares exemples de «politique-fiction» dans le cinéma suisse. Le genre existe, mais, contrairement au documentaire, qui a fourni de grandes œuvres de cinéma suisse, il est très peu représenté.

Récemment, il y a eu «Bérézina» de Daniel Schmid 1999), «Cannabis» (2006), et surtout «Grounding», dans le registre économico-politique. Mais les sujets possibles ne manquent pas. L’affaire des fiches ou la démission d’Elisabeth Kopp (objets de documentaires) ne seraient-elles pas bons matériaux à fiction?

«De manière générale, les cinéastes ne sentent pas dans la politique suisse un territoire fictionnel possible», confirme Frédéric Maire, directeur de la Cinémathèque suisse. Parmi les raisons possibles, il cite la quasi absence de figures héroïques.

Gianni Haver, professeur associé de sociologie de l’image à l’Institut de sociologie des communications de masse à l’Université de Lausanne, constate aussi que «la fiction politique n’est pas un topos du cinéma suisse. Même le général Guisan, premier «people» de Suisse, qui s’est mis en scène, en distribuant posters et autographes, n’a pratiquement pas été utilisé comme figure de fiction.»

La modestie face aux voisins

Marcy Goldberg, chercheuse en histoire du cinéma en train de rédiger une thèse sur l’image de la Suisse dans le cinéma suisse, nuance: «Il n’y en a pas beaucoup, c’est vrai, des films de politique-fiction, mais il y a en a!»

La proximité de grandes nations du cinéma y est peut-être pour quelque chose: «Au Canada, jusque dans les années 80, on n’a pas osé empiéter sur des sujets et les styles que l’on pensait réservés aux Américains. Je pense que cela a été pareil pour les réalisateurs suisses. Ils ont cherché des niches. C’est peut-être une explication du développement très fort du genre documentaire en Suisse.»

Dans la littérature non plus

Mais les nouvelles générations font souffler un vent nouveau. «Le cinéma suisse est en transition, estime Marcy Goldberg. Il y a une nouvelle génération, de nouvelles écoles, de nouvelles technologies. Mais il ne faut pas oublier que la tradition de la fiction politique n’existe pas non plus dans la littérature suisse. Or le genre est souvent basé sur des livres, de bons livres…»

Frédéric Maire voit de son côté, en Suisse alémanique, d’où viennent tous les exemples de politique-fiction, «une conjonction d’éléments favorables au genre. On constate notamment une médiatisation plus forte de la vie politique, liée à la télévision, qui tend à starifier les hommes politiques. Pour des raisons de taille, le phénomène est plus fort en Suisse alémanique.»

Autre raison, selon le directeur de la cinémathèque, «le marché alémanique se suffit à lui-même, tandis que le cinéma romand doit penser obligatoirement à la France. Or un conseiller fédéral n’intéressera vraisemblablement pas trop les Français…»

La figure du banquier suisse

Gianni Haver estime que «Le génie helvétique» est un tournant dans l’évolution récente: «Si même les aspects les plus rébarbatifs de la politique, comme des séances de commission, séduisent le public, c’est le signe qu’un nouvel intérêt est là.»

Il y a pourtant un endroit où la Suisse fait régulièrement l’objet de «politique-fiction» – au sens très large: «La figure du banquier suisse, sympathique ou non, mais toujours inquiétant, est présente dans la moitié des James Bond!» révèle Gianni Haver. «A l’étranger, on s’en amuse, nous aussi, mais peut-être pas de la même manière.»

Ariane Gigon, swissinfo.ch

Fils de ministre. Le livre de Thomas Hürlimann (né en 1950) a été publié en 1998. L’écrivain est le fils aîné du conseiller fédéral zougois Hans Hürlimann (1918-1994) qui a, avec son épouse Marie (1926-2001), encore deux autres enfants, une fille et un fils, le cadet.

Jours tragiques. Le livre et le film («Le gros matou» car Hans Hürlimann était surnommé «le matou» pour avoir déjà plusieurs vies politiques à son actif) racontent les jours tragiques de juin 1979 durant lesquels le père, alors président de la Confédération, contesté par son parti, accueille le couple royal espagnol – alors que son jeune fils se meurt de leucémie, sans que la population en ait été informé.

Sortie. Le film, porté par Bruno Ganz et Ulrich Tukur («La vie des autres», «Le ruban blanc», «Séraphine», etc) est sorti le 21 janvier en Suisse alémanique.

Le cinéma suisse recèle de nombreux films politiques, mais très peu d’œuvres relevant de «politique-fiction» – incluant des personnages réels ou imaginaires à de hautes fonctions réelles.

La chercheuse en cinéma Marcy Goldberg cite, entre autres, «Konfrontation» de Rolf Lissy, qui évoque l’assassinat d’un dignitaire nazi dans les Grisons par un étudiant juif, avant la guerre.

«La barque est pleine» de Markus Imhof était aussi politique, de même que les «Faiseurs de Suisse», mais sans que de hauts représentants du pays soient mis en scène.

Les exemples les plus récents sont «Bérézina» de Daniel Schmid (1999), satire politique. «Grounding», de Michael Steiner, fiction sur la fin de Swissair, est sorti en 2006, tout comme «Cannabis», qui fait aussi intervenir un conseiller fédéral.

Parmi les classiques du genre: «Les hommes du président», (Pakula 1976), «Le président» (Verneuil, 1961, avec Jean Gabin) – deux films basés sur des livres, et, parmi les nouveautés, «Il Divo» (2008) sur Giulio Andreotti ou «Le caïman» de Nanni Moretti, sur Berlusconi, ou encore la série «A la Maison Blanche («The West Wing»).

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