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La ronde infinie des spectres et des fantômes

Publié pour la première fois en 1836, «La Morte Amoureuse» de Théophile Gautier est un classique de la littérature de revenants du 19e. La réédition de 1904 paraît sous cette couverture évocatrice, signée Albert Laurens. fnac.com

«Sujet de délire du 19e siècle» pour Flaubert, les revenants sous toutes leurs formes sont omniprésents dans la littérature de l’époque. Daniel Sangsue, essayiste, romancier et professeur à l’Université de Neuchâtel, leur consacre un gros pavé. A dévorer comme un bon polar.

«Tous les écrivains du dix-neuvième siècle parlent des revenants et il n’en existe pas un seul (j’attends les contre-exemples!) qui ne leur consacre quelques lignes, que ce soit pour en défendre l’existence ou la réfuter», écrit l’auteur dans son introduction.

Dès sa thèse de doctorat, Daniel Sangsue s’est intéressé à Charles Nodier, un des pères du romantisme et grand propagateur d’histoires de vampires, «peut-être parce que mon patronyme me prédisposait à traquer les suceurs de sang», note non sans malice l’homme de lettres. Des vampires, son regard s’est ensuite tourné vers les autres catégories de revenants: fantômes, spectres, morts-vivants, esprits ou ectoplasmes.

Un voyage au pays des ombres qui renvoie à certains de nos espoirs et certaines de nos craintes les plus profondes.

swissinfo.ch: On croyait le 19e héritier des Lumières, siècle du rationalisme, du progrès, de l’industrialisation, et voilà qu’on le découvre baignant en plein irrationnel…

Daniel Sangsue: Le 19e est bien héritier du 18e, mais n’oubliez pas que parallèlement aux Lumières, il y avait à l’époque un fort courant dit illuministe, plutôt mystique, qui s’est poursuivi au 19e. Sans oublier le romantisme…

Certes, le 19e est aussi le siècle d’Auguste Comte et de la naissance du socialisme. Mais même les utopistes sont très tournés vers l’occultisme, ils cherchent dans le passé des solutions pour l’avenir. Auguste Comte, le positiviste, a été le secrétaire de Saint Simon, l’utopiste. Et il a écrit le catéchisme du positivisme dans un état de délire absolu, enfermé à l’asile de Charenton, où il communiquait avec sa femme morte.

C’est précisément parce que le 19e est un siècle rationaliste, positiviste, scientifique qu’il fait surgir comme un retour du refoulé les tendances irrationnelles de l’homme. On ne peut pas éradiquer l’irrationnel.

swissinfo.ch: C’est aussi le siècle où l’on fait tourner les tables pour communiquer avec les esprits. Qu’en dit la science de l’époque?

D.S.: En 1848, aux Etats-Unis, les sœurs Fox lancent la pratique du spiritisme, qui franchit très rapidement l’Atlantique. En quelques années, toute l’Europe fait tourner les tables, et les scientifiques commencent à s’y intéresser. De manière scientifique, sans a priori. Il y a un laboratoire de psychologie à la Sorbonne, où des gens tout à fait sérieux comme Pierre et Marie Curie ou Charles Richet [Prix Nobel de médecine en 1913] font des expériences, convoquent des médiums.

Les résultats? Ils sont assez mitigés, parce qu’en fait, il y a beaucoup de supercherie et les scientifiques les découvrent. On a conservé de nombreux procès-verbaux de ces expériences – bon, je n’ai pas suivi ça de près, parce que mon approche n’est pas scientifique mais littéraire -, mais il semble que ces procès-verbaux ne soient pas tenus de manière assez rigoureuse pour que l’on puisse trancher dans un sens ou dans un autre.

swissinfo.ch: Votre livre porte principalement sur le 19e siècle, mais les fantômes ne meurent évidemment pas en 1900. Qu’en est-il du phénomène aujourd’hui?

D.S.: Ce qu’on voit surtout de nos jours, ce sont plutôt des vampires, qui sont plus inquiétants, et narrativement plus rentables. Parce qu’un fantôme… comment le représenter? Ce n’est pas forcément spectaculaire, on entend des bruits, on ne les voit pas, ou alors, ils sont diaphanes. Le vampire au contraire est un revenant «en corps», beaucoup plus intéressant à mettre en scène, parce qu’il peut faire partie de notre quotidien, comme dans Twilight, où la jeune fille est séduite par un beau jeune homme, qui n’est en réalité qu’un mort-vivant.

swissinfo.ch: Donc aujourd’hui comme au 19e, comme de tous temps d’ailleurs, puisque la littérature fait mention de fantômes depuis l’Antiquité, l’homme a toujours ce besoin de croire que la mort n’est pas tout à fait la fin de la vie?

D.S.: Poser la question, c’est y répondre. J’en suis persuadé en effet. De ce point de vue-là, les sensibilités n’ont pas changé du tout. On reste avec le même substrat imaginaire. Je crois que le revenant, à la fois comme peur et comme espoir d’un au-delà, sera toujours présent.

De plus, notre époque a tendance à refouler la mort. Autrefois, la mort était acceptée, ritualisée, on sonnait le glas, on venait voir le défunt, on le veillait. Aujourd’hui, tout le monde veut faire incinérer ses morts et la veillée mortuaire devient quelque chose de marginal. Et cela peut expliquer en partie que la mort revienne d’autant plus fort à travers des fictions, qui sont toujours une façon d’apprivoiser la mort.

swissinfo.ch: Vous dites tout à la fin du livre vous être une fois trouvé «face à un phénomène de revenance» qui vous a «profondément troublé». Finalement, vous croyez aux fantômes ?

D.S.: Je ne peux pas vraiment répondre à cette question. C’est vrai que j’ai eu une expérience, mais ça ne se suffit pas, parce que je me suis trouvé dans la même situation que j’ai pu lire dans tous les récits que j’ai étudié, soit une situation de doute. Soit il y avait vraiment un phénomène paranormal, une manifestation de l’au-delà, soit j’hallucinais, j’avais une illusion.

Et je crois que je n’arriverai jamais à lever ce doute… Donc, je ne l’exclus pas, parce que quand-même, il y a trop de témoignages, il y a une telle littérature, et on ne peut pas imaginer que tout le monde mente.

swissinfo.ch: Vous auriez pu répondre comme la marquise du Deffand [qui tenait salon à Paris en plein Siècle des Lumières ] «je ne crois pas aux fantômes, mais j’en ai peur…»

D.S.: […rire] J’aurais pu me débarrasser de la question de cette façon-là en effet. Cela dit, je n’en ai pas peur, parce que je pense qu’ils sont foncièrement bénéfiques, ou en tout cas qu’ils veulent notre bien.

Fantômes, esprits et autres morts-vivants, Essai de pneumatologie littéraire, par Daniel Sangsue. Editions José Corti, Collection Les Essais, Paris, 2011, 620 pages.

Chassé de France par le coup d’Etat qui porte Napoléon III au pouvoir, Victor Hugo s’installe en 1852 sur l’île de Jersey avec sa famille. Durant deux ans et demi, on y fera parler les tables, devant un cercle d’exilés qui s’ennuie et forme un excellent public pour ce genre de jeu de société.

Le grand homme est plutôt réticent. C’est surtout son fils, Charles Hugo qui officiera comme médium, dialoguant avec une série impressionnante d’esprits illustres du passé, de Platon à Machiavel et Châteaubriand, de Moïse à Jésus et Mahomet, ou de Mozart à Dante et Shakespeare, pour n’en citer qu’une poignée.

«Hélas, ces grand hommes parlent comme des concierges», note, avec tant d’autres Daniel Sangsue. A lire les procès-verbaux des séances, on a surtout l’impression de pastiches de Victor Hugo, écrits par son fils.

Finalement, les tables ne seraient, selon l’auteur de Fantômes, esprits et autres morts-vivants, «qu’une manifestation de voix intérieures, de l’inconscient, de choses refoulées qui ressortent de cette façon».

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