
«Au petit Suisse», côté zinc

Un bistrot, dans le 6ème Arrondissement. Un bistrot au nom en forme de clin d'œil, et pourtant au passé marqué par l'Histoire. Avec un grand H. La présence suisse dans la bouillonnante capitale française n'est pas anodine, même quand elle se cache derrière le nom d'un restaurant de quartier.
Il fait nuit. J’arrive par le boulevard Saint-Germain, bifurque dans la rue de Tournon, pour me cogner soudain à la façade somptueusement éclairée du Sénat, c’est-à-dire le Palais du Luxembourg, construit en 1615 à la demande de Marie de Médicis, mère de Louis XIII. La France a beau avoir la tête en République, elle garde une partie de son cœur en monarchie.
Quelques pas le long de la Rue de Vaugirard et, au numéro 16, je tombe sur le lieu que je cherche. «Bistrot», claironne, en grandes lettres liées, le large store rouge. Et sur son rabat: «Au Petit Suisse», en caractères plus carrés.
«Petit Suisse» ou «petit-suisse»?
«Petit Suisse»: expression qui, issue d’une bouche française, agace prodigieusement les Romands. Car elle est en général prononcée avec l’intonation grotesque que les Français qualifient d’«accent suisse».
En effet, ceux-ci n’ont guère remarqué que les accents genevois, vaudois, fribourgeois, valaisan, neuchâtelois ou jurassien n’ont pas grand chose en commun. Bref. «Petit Suisse», une expression ironico-paternaliste doublée d’une imitation d’accent ratée.
Alors que «petit-suisse» est un fromage blanc apprécié des deux côtés de la frontière. Un fromage né au milieu du 19ème siècle en Normandie, dans la fromagerie d’une dénommée Madame Hérould, à l’initiative d’un employé… suisse.
Mais attention: un Suisse peut en cacher un autre.
Parfum d’Aveyron
Une terrasse couverte, typique des cafés parisiens. Une salle de taille modeste, surmontée d’une autre salle en galerie, et, au fond, un bar arborant une impressionnante pompe à bière au cuivre rutilant. Gratin de poisson ou onglet à l’échalote sont à la carte ce soir-là. Musique latino en arrière-fond et ambiance chaleureuse.
L’accent de Claire Franco, qui, avec son mari, tient le restaurant depuis sept ans, est chantant. Normal, ils viennent de l’Aveyron, dans le Sud-Ouest de la France.
Elle parle avec enthousiasme de son établissement, où vient une clientèle d’étudiants de la Sorbonne toute proche, de gens de théâtre (l’Odéon est voisin) et du Sénat. «C’est convivial. On propose la cuisine traditionnelle française, avec plus spécifiquement des plats du Sud-Ouest», dit-elle.
Et ce nom, alors… pourquoi ce nom? «Cela donne un petit côté rigolo ! Les Français aiment bien le ‘petit-suisse’, le fromage. Et les touristes suisses viennent à cause du nom. Mais ils se font tous leurrer, car il n’y a rien ici de suisse, sinon le nom. Nous n’avons pas de plat suisse à la carte !»
La véritable origine de la raison sociale de l’établissement, Claire Franco la connaît néanmoins: «On nous demande souvent d’où vient le nom. On répond alors que c’est lié à Marie de Médicis, au Palais du Luxembourg.»
En effet, c’est en 1616 que Marie de Médicis, au nom de son fils Louis XIII alors âgé de 15 ans, met sur pied de façon permanente un régiment de Gardes Suisses, qui se rendra particulièrement célèbre au 18ème siècle…
Au service du roi
Petit rappel historique. Le mercenariat helvétique existe depuis les débuts de la Confédération. Alors pays pauvres au sol ingrat, les cantons suisses exportent leurs hommes, qui acquièrent une réputation de robustes combattants au fil des guerres qui forgent la Confédération helvétique. En France, Louis XI est le premier souverain à faire appel à eux.
Après la bataille de Marignan, où la France défait la Suisse, François 1er signe avec les cantons la Paix perpétuelle de 1516, suivie du Traité d’alliance de 1521. Alliance qui sera régulièrement réactivée à travers des «capitulations» militaires, c’est-à-dire des traités établissant des règles bien définies entre les deux parties, notamment des privilèges étendus en faveur des soldats suisses au service de la France.
Désormais, il s’agit donc moins de mercenariat que de véritables alliances politiques et militaires. Les soldats suisses ne s’enrôlent d’ailleurs pas individuellement, mais sont en général recrutés dans leurs cantons.
En plus des troupes suisses «régulières», des compagnies d’élite vont être créées. Si l’on connaît aujourd’hui encore les Gardes Suisses du Vatican, l’exemple le plus ancien de cette forme de service est lié à la France.
En 1497, Charles VIII crée la compagnie des Cent-Suisses, ‘gardes du corps’ du roi, première unité suisse permanente au service d’un souverain étranger. 70 ans plus tard, en 1567, Charles IX instituera en plus un service de gardes suisses, réorganisé en 1616 en Régiment permanent des Gardes Suisses de Louis XIII, chargé de la garde extérieure des palais.
«Alors que les Cent-Suisses assuraient la ‘garde du dedans’, les Gardes Suisses étaient chargés de celle ‘du dehors’. Les officiers étaient recrutés exclusivement parmi la noblesse et le patriciat et certaines charges étaient héréditaires», précise le Dictionnaire historique de la Suisse à propos de ce corps d’élite.
«Au Petit Suisse», l’heure tourne… Garçon, un marc de Bourgogne, s’il vous plaît ! A la santé de Charles le Téméraire, qui fit tant pour la réputation helvétique.
swissinfo, Bernard Léchot à Paris
Restaurant ‘Au Petit Suisse’, 16 Rue Vaugirard, 75006 Paris (Métro: Odéon)
Téléphone: 01.43.26.03.81.
Les Cent-Suisses: compagnie créée à la fin du 15e siècle et servant à la garde rapprochée du roi, à l’intérieur des palais.
Les Gardes Suisses: régiment d’élite institué de façon permanente en 1616 pour la garde extérieure des palais du roi, conjointement avec les Gardes-Françaises.
Les régiments suisses d’infanterie: la grande majorité des militaires suisses au service de la France. Ainsi, en 1760, les régiments suisses d’infanterie regroupent 12’888 Suisses contre 2’324 dans le régiment d’élite des Gardes.
Selon la formule consacrée, les régiments suisses constituaient une véritable «armée dans l’armée».
La formule du serment adoptée à partir de 1616 pour les régiments suisses placés au service de la France:
«Comme nous tenons de Dieu notre être et toute notre subsistance et que nous ne pouvons rien sans Lui et sans le secours de Sa Grâce, nous devons l’avoir toujours présent à nos yeux. Il doit être le but principal de nos services et l’unique objet de nos adorations. Vous jurez, devant Dieu, par le Christ notre Seigneur, de conserver l’honneur de la Nation Suisse, d’avoir sans cesse devant les yeux sa gloire et son avantage, d’être obéissants et fidèles au Corps Helvétique, à vos supérieurs, à Sa Majesté le Roi de France et de Navarre, que vous servirez loyalement, de toutes vos forces, tant que votre serment vous attachera à son service.»

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