L’accord douanier avec les États-Unis force les géants de la pharma suisses à revoir leur stratégie
Les entreprises pharmaceutiques helvétiques prévoient d’investir massivement dans la recherche et la production aux États-Unis dans le cadre d’un accord visant à obtenir une baisse des droits de douane. Mais de nombreux autres facteurs remettent en cause la domination pharmaceutique de la Suisse.
Le secteur pharmaceutique suisse avait de quoi se réjouir vendredi 14 novembre, lorsque le gouvernement a annoncé un accord commercial avec les États-Unis qui ramène les droits de douane de 39% à 15%. L’accord exclut aussi les médicaments des droits de douane pour le moment.
Le taux des droits de douane sur les produits pharmaceutiques sera également plafonné à 15% si Donald Trump cherche à imposer des taxes sur d’autres secteurs. Ce taux est bien inférieur aux 200% sur les médicaments de marque que le président américain avait menacé d’imposer cet été.
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L’avenir du pôle suisse est incertain
L’accord tarifaire, qui n’est pas encore finalisé, a été conclu en grande partie grâce aux promesses d’investissements colossaux des géants pharmaceutiques suisses Roche et Novartis. Ceux-ci s’élèvent à un total de 73 milliards de dollars (58 milliards de francs suisses) sur les cinq prochaines années, dans le but de produire tous les médicaments essentiels pour les patients américains sur leur propre sol.
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2025, l’année où Donald Trump a bouleversé l’industrie pharmaceutique
«Il s’agit d’investissements importants, non seulement du point de vue de leur ampleur pour l’industrie biopharmaceutique américaine, mais aussi par rapport à ce que les entreprises suisses ont investi dans le passé», estime Prashant Yadav, expert en chaîne d’approvisionnement dans le domaine de la santé et chercheur senior au Council on Foreign Relations aux États-Unis. «Ces investissements indiquent que les centres d’excellence pour la fabrication de thérapies avancées se trouveront à l’avenir aux États-Unis.»
La signification de ces investissements pour l’industrie pharmaceutique nationale demeure floue, selon Johannes von Mandach, responsable de la recherche économique au sein du cabinet de conseil Wellershof & Partners, basé à Zurich. Cependant, ils ont déjà suscité des inquiétudes Lien externeen Suisse, où l’on craint qu’ils ne réduisent encore l’attractivité du pays en tant que pôle pharmaceutique et ne compromettent la croissance du secteur.
L’industrie pharmaceutique représente environ la moitié de la croissance économique helvétique et 60% des exportations vers les États-Unis. Si la part américaine de l’industrie venait à migrer, Johannes von Mandach pense que quelque 3 milliards de francs suisses de recettes fiscales seraient en jeu.
«Il est difficile d’évaluer si les investissements aux États-Unis remplaceront la production existante en Suisse ou si l’objectif principal est de servir directement la croissance future sur place, souligne-t-il. Mais même dans ce dernier cas, l’impact sur la Suisse serait notable.»
Concurrence croissante pour les investissements pharmaceutiques
Cet accord commercial est le dernier coup porté à la domination pharmaceutique de la Suisse, qui remonte à plusieurs décennies. Quelque 50’000 personnes sont employées directement dans ce secteur dans le pays alpin, qui compte 9 millions d’habitants et habitantes. À elles seules, les sociétés Roche et Novartis emploient environ 25’000 personnes dans le pays, soit environ 10 à 15% de leur main-d’œuvre mondiale.
Le secteur est composé de milliers de petites et moyennes entreprises, notamment des start-ups universitaires, des sociétés de biotechnologie axées sur la recherche, des fabricants sous contrat et des prestataires de services. De nombreuses sociétés pharmaceutiques étrangères, telles que l’américaine Biogen et la japonaise Takeda, ont leur siège européen ou international en Suisse.
Cependant, la concurrence s’intensifie de la part d’autres pays qui considèrent cette industrie comme une source d’emplois de haute technologie et d’innovation. L’Espagne est devenue une destination de choix pour les nouveaux investissements pharmaceutiques grâce à des allégements fiscaux généreux pour les dépenses de recherche, un processus réglementaire rapide et un système de santé solide, a récemment écrit BloombergLien externe. Au cours des dernières années, AstraZeneca, Sanofi et Roche ont toutes augmenté leurs investissements dans la recherche et le développement dans ce pays.
La Chine s’est aussi positionnée comme une source majeure d’innovation et un marché de consommation en pleine croissance, de nombreuses entreprises y implantant des centres de recherche locaux afin de tirer parti du secteur des biotechnologies. Au cours des cinq dernières années, 11 grandes entreprises pharmaceutiques ont engagé plus de 150 milliards de dollars pour obtenir des licences pour de nouveaux médicaments en provenance de Chine, selon un rapportLien externe publié dans Nature.
Il n’existe pas de chiffres fiables sur la part des exportations pharmaceutiques qui est réellement produite en Suisse par rapport à celle qui transite ou est conditionnée et distribuée à partir du pays. Les processus de production sont très fragmentés et de nombreux produits intermédiaires traversent plusieurs fois la frontière au cours de leur fabrication. Par conséquent, les statistiques du commerce extérieur peuvent surestimer considérablement la production et la valeur ajoutée réellement générées en Suisse, explique Johannes van Mandach.
De plus en plus de gouvernements souhaitent également disposer d’une production pharmaceutique sur leur propre territoire plutôt que de dépendre des chaînes d’approvisionnement mondiales pour leurs besoins en médicaments. Cette localisation s’explique également par la nature des thérapies de nouvelle génération, qui tirent profit d’une production plus proche des patients.
C’est notamment le cas des thérapies cellulaires et géniques, dont la production est complexe, qui nécessite des prélèvements sanguins chez les patients et patientes ainsi que des visites fréquentes à l’hôpital.
Les pôles pharmaceutiques établis font face à de forts vents contraires
Dans le même temps, les entreprises sont devenues plus critiques à l’égard de l’environnement réglementaire et tarifaire dans les pôles établis tels que le Royaume-Uni, le Japon et la Suisse.
Le Japon est le troisième marché pharmaceutique mondial, mais il est de plus en plus négligé par les fabricants internationaux en raison de contrôles stricts des prix qui ont entravé le lancement de nouveaux médicaments et freiné l’innovation.
En septembre 2025, MSD (connu sous le nom de Merck aux États-Unis) s’est retiré d’un pôle de recherche londonien d’une valeur d’un milliard de livres sterling (1,05 milliard de francs suisses) et a mis fin à ses activités de R&D au Royaume-Uni, invoquant la pression sur les prix des médicaments et le manque d’investissements du gouvernement britannique dans les sciences de la vie.
Dans une tribune publiée en avril dans le Financial Times, les CEO de Novartis et de Sanofi ont reproché à l’Europe de ne pas valoriser suffisamment l’innovation et ont déclaré que les contrôles des prix européens réduisaient l’attractivité du marché. Les leaders du secteur ont également soutenu les appels du président américain Donald Trump à aligner les prix des médicaments européens sur ceux pratiqués aux États-Unis si l’Europe souhaite rester un leader dans le domaine biopharmaceutique.
Stagnation de la croissance pharmaceutique en Suisse
nationales au sujet des prix des médicaments. Petit marché de consommation, le pays a moins de poids pour riposter qu’un grand générateur de revenus comme les États-Unis.
«Il existe donc un risque considérable que la localisation croissante de la production aux États-Unis et dans d’autres pays affaiblisse la position de la Suisse en tant que centre pharmaceutique», a déclaré Georg Därendinger, porte-parole de l’association industrielle Interpharma. Outre le renforcement de la recherche clinique et la conclusion d’accords bilatéraux avec l’UE, la Suisse doit de toute urgence «moderniser sa tarification des médicaments innovants et s’abstenir de prendre de nouvelles mesures de réduction des coûts».
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La lutte acharnée autour du prix des médicaments
Entre 2018 et 2023, les investisseurs étrangers ont retiré 560 milliards de francs suisses du pays, ce qui se reflète notamment dans la croissance de l’emploi dans l’industrie pharmaceutique. Celle-ci est passée de 2,5% par an entre 2011 et 2020 à 0% entre 2020 et 2022, selon Interpharma, le principal groupe de pression pharmaceutique helvétique basé à Bâle.
L’écosystème suisse et sa stabilité constituent des avantages
Les experts contactés par Swissinfo affirment que la situation n’est pas si sombre pour la Suisse. L’accord commercial permet en effet de maintenir les droits de douane à un niveau raisonnable. Des droits de douane élevés sur les produits pharmaceutiques helvétiques auraient porté un coup dur à l’industrie nationale.
La Suisse «continuera à produire pour les marchés européens ainsi que pour les marchés mondiaux en dehors des États-Unis, estime Christof Klöpper, CEO de Basel Area Business & Innovation. Les investissements aux États-Unis ne sont pas en concurrence avec la Suisse; ils représentent plutôt des investissements supplémentaires importants de la part de nos grands acteurs du secteur des sciences de la vie.»
Le pays est également mieux placé que d’autres pour faire face aux changements grâce à ses solides bases en matière de recherche et développement, explique Prashant Yadav. Cela contraste avec l’Irlande, qui est devenue une puissance mondiale dans le domaine de la fabrication pharmaceutique dans les années 1950, mais qui mène très peu d’activités de R&D.
C’est d’autant plus vrai que «les nouveaux traitements tels que les thérapies cellulaires et géniques estompent les frontières entre la R&D et la production commerciale». Ces thérapies nécessitent souvent des connaissances scientifiques de haut niveau et des normes de qualité strictes pour être produites et distribuées, ce que la Suisse fait très bien.
Des entreprises comme Novartis ont conclu des centaines de partenariats avec des universités et hôpitaux locaux pour la recherche précoce et les essais cliniques. Roche vient d’ouvrir un centre de recherche précoce de 1,2 milliard de francs suisses, qui s’inscrit dans le cadre des quelque 5,8 milliards de francs suisses que l’entreprise a investis dans son siège social depuis 2009.
La Suisse offre également d’autres avantages tels que des salaires attractifs, une fiscalité avantageuse, une qualité de vie élevée et des politiques stables qui contribuent à attirer les talents. Plusieurs entreprises chinoises, dont Hengrui, Luye Pharma et BeOne Medicines (anciennement BeiGene), ont récemment implanté des centres de R&D ou des sièges européens dans le pays.
«Les pôles industriels apparaissent là où il existe des professionnels spécialisés, des infrastructures adaptées et un savoir-faire acquis au fil de nombreuses années, explique Johannes von Mandach. Cela rend un endroit comme la Suisse très stable, et tout déménagement rapide peu probable.»
Texte relu et vérifié par Veronica de Vore, traduit de l’anglais par Lucie Donzé/sj
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