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L’ingénieur, une figure évoluant entre espoirs et folie des grandeurs

Ingénieurs et ouvriers fièrement assis sur une turbine de centrale hydroélectrique, à Zurich, aux environs de 1930. ETH-Bibliothek Zürich, Bildarchiv

C’est davantage qu’un métier. Une utopie, la croyance que tous les problèmes peuvent être réglés au moyen de la technique. La figure de l’ingénieur mute au fil du temps, du héros de Jules Verne à Elon Musk. Interview de Robert Leucht, un spécialiste de la question.

Dans un café, près de la gare centrale de Zurich, où je rencontre Robert Leucht, professeur de littérature moderne allemande. Zurich et son École polytechnique qui domine la ville, une institution qui, depuis le 19e siècle, produit inlassablement ces ingénieurs (et ingénieures plus récemment) domestiquant le pays en lançant ponts, rails et câbles de toutes sortes.

Mais l’histoire de l’ingénierie n’est pas seulement faite de réalisations concrètes. Ce sont aussi des récits et des mythes. Professeur à l’Université de Lausanne, Robert Leucht les déniche dans son dernier ouvrage qui relate l’histoire culturelle de la figure de l’ingénieur.

swissinfo.ch: La notion d’ingénieur renvoie à des réalités très larges. Dans votre livre, vous évoquez la bio-ingénierie, l’ingénierie sociale, etc. Que trouve-t-on au cœur de ce métier?

Robert Leucht: Les ingénieurs sont des experts techniques qui assument la responsabilité de tâches techniques, mais aussi organisationnelles. Ils fournissent les infrastructures, comme les ponts, tunnels, réseaux ferroviaires, mais aussi des réalisations plus réduites. Les ingénieurs sont tout particulièrement actifs lorsqu’il s’agit de projeter, de concevoir et d’essayer des choses.

Quand cette figure apparaît-elle dans l’histoire?

Il est clair que chez les anciens, certains exerçaient des activités qu’on pourrait aujourd’hui attribuer à l’ingénieur. La construction de navires ou de fortifications par exemple. Mais ce n’est que dans la seconde moitié du 19e siècle qu’institutions de formation et groupes d’intérêt apparaissent, offrant à l’ingénieur un profil professionnel et social plus clair. À la même époque, littérature et culture commencent aussi à apporter leur pierre dans le façonnage de cette image, avec les romans de Jules Verne par exemple.

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Dans ces histoires apparaît soudain cette figure – toujours masculine – qui imagine des projets – de faible ou large ampleur – et rassemble des gens qui les concrétisent pour elle. On trouve un des premiers héros ingénieurs de langue allemande dans l’ouvrage Altneuland («Terre ancienne. Terre nouvelle») de Theodor Herzl en 1902, indubitablement inspiré par les récits de Jules Verne.

Mais cette figure a naturellement des précurseurs bien plus anciens. L’ingénieur de la littérature fait écho à une figure antique comme Prométhée. D’une certaine manière, Robinson Crusoé qui, dans sa solitude, bâtit une civilisation sur une île sauvage est lui aussi une sorte d’ingénieur littéraire avant la lettre.

Vous avez relevé cette constante du «toujours masculine»…

À ma connaissance, il n’y a pratiquement pas d’ingénieurs femmes dans la littérature du 19e siècle. Et même dans celle du 20e, on ne les rencontre que dans de rares cas, essentiellement dans la littérature de la RDA, qui forme une tache de couleur sur la carte de l’histoire de la littérature. La figure de l’ingénieur demeure aujourd’hui encore fortement stéréotypée au masculin, même en dehors de la littérature. En 2020, l’École polytechnique fédérale de Zurich (EPFZ) faisait encore de la publicité pour sa formation d’ingénieur avec des protagonistes résolument hommes.  

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Quel genre de masculinité est attribué à l’ingénieur?

Masculinité est ici synonyme de rationalité, d’idées claires, mais aussi d’audace, un aventurier spécialisé, un fonceur doté d’une expertise technique.

Un aventurier?

Dans les romans de l’entre-deux-guerres par exemple, l’ingénieur n’est presque jamais un gratte-papier, mais plutôt quelqu’un qui ouvre des territoires inexplorés, les appréhende avec précision et contribue à les conquérir. L’ingénieur y a un côté brutal, violent, colonialiste. Il ouvre de nouveaux espaces vitaux – le mot d’ordre de l’époque – mais cela a toujours un prix.

Il existe des romans d’anticipation populaires où des ingénieurs, quelque part dans le désert australien, rendent viables de nouveaux territoires, bâtissent des villes, développent des technologies perfectionnées – et où, dans le même temps, la population locale est utilisée ou chassée. La littérature de science-fiction transpose ce type de scénarios sur d’autres planètes et galaxies.

Après la Deuxième Guerre mondiale, l’ingénieur s’impose de plus en plus comme une figure de destruction. Il passe du statut de personnage lumineux à celui de personnage au fort potentiel de violence.

Elon Musk parle de villes sur Mars et du voyage vers cette planète lors du 67e Congrès international d’astronautique. Susana Gonzalez/Bloomberg via Getty Images

Pourquoi cela?

Bien sûr, l’ingénieur brillant, sans taches, habile à résoudre les problèmes, demeure dans les romans de science-fiction par la suite. Mais à l’ère des catastrophes, en particulier la Deuxième Guerre mondiale, le progrès technique montre son visage hideux. Après 1945, la confiance dans l’idée que le progrès technique mène au progrès social s’érode. Cela a à voir avec l’extermination de masse planifiée par le régime nazi, mais aussi avec la bombe atomique.

On peut lire cette évolution dans la carrière de l’ingénieur allemand Wernher von Braun. Après la guerre, il est recruté par la NASA et vu comme un homme brillant, un génie technique. Plus tard, on évoque de plus en plus souvent combien il était prêt à mettre son travail au service de la dictature nazie.

Dans son ouvrage Homo Faber, à la fin des années 1950, Max Frisch fait de son ingénieur un bourreau des cœurs tombant sans le savoir amoureux de sa fille, le tout finissant en catastrophe.

Ces réticences de l’après-guerre sont inscrites dans Homo Faber. Ce n’est pas un hasard si le texte s’ouvre sur une panne d’avion. L’homme est assis aux côtés de la machine défectueuse en plein désert et le doute l’étreint. Il vit une crise d’identité, il se détache de son métier. Dans ce roman, un autre visage de l’ingénieur se fait jour aussi, celui du bureaucrate ennuyeux, qui mesure tout et chaque chose, installé à son bureau entre 9h et 17h.

La contre-culture globale des années 1960 s’en prend à l’ingénieur, vu aussi bien comme un humain falot que comme une figure d’importance. Elle se refuse à chercher le salut dans les prouesses technologiques, mais rejette également l’ennui du travail de bureau.

Cette critique de l’ennui se retrouve aujourd’hui encore. Le héros des technologies de notre temps se met souvent en scène sous les traits d’un étudiant ayant abandonné ses études, blasé par la formation académique et le cursus éducatif. Ce positionnement antiacadémique, ce mythe du garage est consubstantiel de ces légendes biographiques affirmant l’homme d’action en celui qui réfléchit.

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En voyant par exemple la publicité d’Apple, on se dit que cette critique de la technique par la contre-culture a gagné toute la société pour former un nouveau mythe de la technique…

Oui, et je dirais qu’Apple prend en compte cette critique et la reformule. La technique demeure une promesse, mais elle ne doit pas apparaître aussi grise et totalitaire, elle peut être colorée et individualisée. Steve Jobs s’est évidemment inspiré de la contre-culture. Les produits d’Apple prétendent faciliter le quotidien, mais ils ont aussi une dimension poétique – ils sont esthétiques, ils sont beaux à regarder, ils ne veulent pas seulement être fonctionnels, mais aussi intuitifs et émotionnels. Cette reformulation de la technique est très réussie bien que blâmable du point de vue de la critique idéologique.

Mais peut-on encore parler d’ingénierie?

L’ingénierie est un terme élastique. Il existe aujourd’hui une ingénierie du génome, une ingénierie des vaccins, une ingénierie du climat. C’est la preuve à mes yeux que la destinée de cette figure porteuse d’espoir dure. On imagine pouvoir modifier l’information génétique ou le climat par des approches conceptuelles et créatives. Steve Jobs a toujours fait l’objet d’une multitude de mises en scène. Avec sa promesse d’amélioration du monde au moyen de la technique, le mythe de l’ingénieur se perpétue.

L’ingénieur au sens classique existe-t-il toujours?

Cette assimilation de l’ingénieur à l’homme d’envergure, tel que nous le connaissons depuis l’entre-deux-guerres, je la vois incarnée par Elon Musk. Deux exemples, peut-être. Son projet Hyperloop, aux États-Unis et en Europe, qui promet la possibilité de se rendre d’un point A à un point B à une vitesse proche de la vitesse du son, résonne comme la répétition des rêves de 1900 – à l’époque, le roman «Der Tunnel» de Bernhard Kellermann envisageait, après le naufrage du Titanic, une voie sûre et directe sous l’Atlantique. Elon Musk joue avec ce genre de fantasmes, il allume le feu des possibles tout comme la nécessité d’ouvrir de nouveaux mondes, il veut que l’homme se mue en une espèce multiplanétaire. C’est chez lui que l’on entend le plus distinctement ces échos de l’entre-deux-guerres. On peut discerner chez Elon Musk cette figure virile et appuyée du conquérant, de celui qui veut changer le monde et ne recule devant rien.

Traduction de l’allemand: Pierre-François Besson

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