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Le cadavre exquis de Sade

L'univers de Sade a compté pour Man Ray: «La Prière», Man Ray 1930. ProLitteris

«Sade/Surreal - Le Marquis de Sade et l'imaginaire érotique du surréalisme», c'est le titre d'une exposition que propose le Kunsthaus de Zurich. Sulfureux.

Vous vous trouvez dans le très digne Kunsthaus de Zurich. Vous montez quelques marches et, sous une fresque aussi virile que patriotique de Hodler, un écran vous projette l’image de Catherine Deneuve en train de se faire flageller. Nous sommes dans «Belle de jour» de Luis Bunuel.

Deuxième escalier. Vous apercevez le célèbre «Portrait imaginaire de Sade» signé Man Ray, mais d’abord une affiche, qui annonce: «3e Festival de la libre expression». Les photos de cet événement organisé à Paris en 1966, par Jean-Jacques Lebel, accompagnent alors votre ascension. La façon très personnelle qu’a une participante d’utiliser un poireau ne peut qu’attirer votre regard. En Juliette plutôt qu’en julienne.

Parvenu au bon étage, deux nus féminins et lascifs vous accueillent. A côté d’eux, un charmant «siège d’amour» signé Soubrier pousse votre imagination à vagabonder: il est aussi élégant qu’ergonomique. Ergonomique, si l’intention n’est pas, évidemment, de simplement s’y asseoir. Bien… Vous voilà en condition pour pénétrer dans le corps même de l’exposition.

Le sexe, symbole de rébellion

Une vaste salle vous accueille alors. Eclairage bleuté. Atmosphère quasiment mystique. Ne parle-t-on pas du «Divin Marquis»? Là, vous pouvez vous plonger dans les manuscrits de Donatien François De Sade, né en 1740 et mort en 1814, après une vie de débauche, d’aventure… et surtout d’emprisonnement et d’internement.

Ensuite, c’est une enfilade – sans jeu de mots – de petites pièces qui vous attendent. Ambiance feutrée de boudoir, même si l’on s’attend presque à entendre résonner les hurlements de douleur et de plaisir qu’appellent légitimement les oeuvres qu’on découvre.

Car les surréalistes ont vénéré Sade, l’un des piliers de leur panthéon. Pourquoi Sade? Selon Breton, le surréalisme est un «automatisme psychique pur par lequel on se propose d’exprimer, soit verbalement, soit par écrit, soit de toute autre manière, le fonctionnement réel de la pensée. Dictée de la pensée, en l’absence de tout contrôle exercé par la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique et morale». Le parallèle est tentant.

On peut aussi évoquer la dimension politique de Sade: le libertinage au 18e siècle n’est pas qu’une question de jambes en l’air, mais bien une forme de rébellion assumée – contre la religion notamment – que Sade a poussé à l’extrême: au nom de la nature, il rejette toute notion d’ordre politique ou moral.

«Trois hommes ont aidé ma pensée à se libérer d’elle-même: le marquis de Sade, le comte de Lautréamont et André Breton», écrit Paul Eluard dans «Les dessous d’une vie ou la pyramide humaine».

La pornographie dans le boudoir

Défile alors dans les «boudoirs feutrés» du Kunsthaus un cortège de noms aujourd’hui respectés de tous. Ce qui ne manque pas de piquant, au vu des œuvres sélectionnées.

André Masson esquisse des orgies très animées. Hans Bellmer décortique le sexe comme l’anus féminin, et aborde la pédophilie, un symptôme présent aussi dans les toiles du délicat Pierre Klossowski, frère aîné de Balthus. Dans le cadre d’un livre d’artiste intitulé «Une semaine de bonté», Max Ernst nous propose des collages où des jeunes femmes sont sauvagement battues.

Le Suisse Alberto Giacometti co-signe avec Man Ray une photo où une élégante femme tient dans ses bras, comme un bébé, un godemiché géant acéré de pointes. L’image s’intitule «Femme tenant l’Objet désagréable». A noter le O majuscule, comme un signe de la divinité. A rapprocher de la célèbre et très iconoclaste «Prière» (voir photo) du même Man Ray.

Les surréalistes adoraient pratiquer le «cadavre exquis», ce jeu collectif qui consiste à composer des phrases à partir de mots que chacun écrit à son tour, en ignorant la collaboration des autres joueurs. La phrase «Le cadavre exquis a bu le vin nouveau», composée selon ces règles, donna son nom au procédé.

C’est une sorte de cadavre exquis qu’on peut voir à Zurich. Des œuvres réalisées, sauf exception, sans concertation. Et à l’arrivée, la phrase obtenue a un sens: elle raconte le monde libre et choquant, sensuel et horrifiant, grotesque et drôle parfois, de Donatien François de Sade.

Sade, qui bien avant Freud, souligna l’écart entre fantasme et réalité: «Oui je suis un libertin, je l’avoue, j’ai conçu tout ce qu’on peut concevoir dans ce genre-là; mais je n’ai sûrement pas fait tout ce que j’ai conçu et ne le ferai sûrement jamais. Je suis libertin, mais je ne suis pas un criminel ni un meurtrier», écrivit-il.

Bernard Léchot

«Sade/Surreal – Der Marquis de Sade und die erotische Fantasie des Surrealismus», à voir au Kunstmuseum de Zurich jusqu’au 3 mars 2002.

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