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Des Suisses au bagne (3/5) – L’impossible «belle»

Image d'un temps révolu sur l'Île Royale. (Photo Olivier Grivat)

Condamné à la déportation à vie à Cayenne, le Vaudois Georges Delay a essayé à deux reprises de s'évader de la prison naturelle formée par la forêt guyanaise et les eaux infestées de requins. Et sa famille n'a pas eu plus de succès pour le faire libérer.

«Malgré ses torts, mon frère n’a jamais été brutal avec sa mère et nous ne désespérons pas de lui […] Nous ne pouvons lui envoyer de secours d’argent, n’étant nous-mêmes que des ouvriers. Mais il a un grand désir de rentrer au pays, ses lettres sont touchantes et il montre du repentir», écrit Marie Perretten-Delay au Consul de Suisse à Paris en août 1916.

Pour avoir été condamné à 5 ans d’emprisonnement en France, puis à deux fois deux ans supplémentaires de travaux forcés en Guyane pour deux tentatives d’évasion, le Vaudois Georges Delay a finalement écopé d’une déportation à vie. Son histoire est édifiante.

Né à Yverdon en 1866 d’un père tailleur de pierre et d’une mère née Luginbühl, le jeune manœuvre accumule les petites condamnations devant les tribunaux suisses dès l’âge de 20 ans: voies de fait et trouble à la paix publique, vol à Grandson (Vaud), etc.

En 1888 – il a 22 ans – les gendarmes français l’arrêtent à Pontarlier pour contrebande. L’année suivante, le manœuvre vaudois épouse Marie Elise Pidoux, de 13 ans son aînée.

Le mariage ne l’assagit pas: voies de fait, vols, résistance à la gendarmerie vaudoise… Jusqu’en juillet 1907, où la Cour d’assises du département de l’Ain l’expédie au bagne pour cinq ans, à l’âge de 41 ans, pour vol qualifié.

Quatre ans de plus pour tentatives d’évasion

Au bagne, la semaine de travail est de 51 heures. Le labeur commence le matin à 6 h pour se terminer à 11h30 et reprend l’après-midi de 14 h à 17 h, six jours par semaine.

Le dimanche et les jours fériés, les prisonniers restent enfermés dans leurs cases. Les véritables travaux forcés sont réservés aux transportés des camps forestiers et des constructions de routes. La vie y est très dure. Les bagnards y ont trouvé la mort par milliers.

«Chaque jour, il y en avait qui succombaient, frappés d’insolations ou d’accès de fièvres pernicieuses. Les bagnards désignés pour ces chantiers aimaient mieux se mutiler volontairement que d’y aller», raconte un détenu dans La Guillotine sèche*

Le jour de Noël 1908, Georges Delay tente l’évasion. Une mission pratiquement impossible en raison des barreaux naturels formés par la forêt tropicale et les eaux infestées de requins. Il est rattrapé.

Le Tribunal maritime – un tribunal d’exception où le bagnard est «défendu» par un surveillant – le condamne à deux années supplémentaires. Il tente à nouveau la belle deux ans plus tard, en 1910, et il écope de deux ans de plus de travaux forcés.

La loi du doublage

En Suisse, sa famille multiplie les démarches pour obtenir sa libération. Interpellé, l’ambassadeur de Suisse à Paris ne laisse poindre aucun espoir en raison de la loi du doublage.

«Tout individu condamné à moins de 8 ans de travaux forcé est tenu, à l’expiration de sa peine, de résider dans la colonie pendant un temps égal à la durée de sa condamnation, explique l’ambassadeur de Suisse à Paris. Votre fils ne peut être autorisé à quitter la colonie et les renseignements obtenus sur lui ne permettent pas d’intervenir pour une mesure de grâce».

Cette loi du doublage oblige en fait les condamnés à purger deux fois leur peine. Gagner sa croute ou simplement survivre dans un pays comme la Guyane – la Terre de la grande punition que relate l’historien Michel Pierre * -, est pratiquement impossible.

«Que font-ils ? d’abord ils font pitié, ensuite ils ne font rien», résume le grand reporter Albert Londres avec son sens de la formule.

Cercle vicieux

La Guyane n’a ni industrie ni grandes propriétés agricoles pour employer cette masse sans travail à qui il est interdit de quitter la colonie sous peine d’être accusé d’évasion et de retourner au bagne pour une peine de 2 à 5 ans de travaux forcés. Le parfait cercle vicieux !

Ouvrir un petit artisanat ou tenir un commerce ? La concurrence était rude et les clients peu nombreux. Un libéré écrit ainsi à la Ligue des Droits de l’homme à Paris: «Livré sans ressources à la faim, la misère, la maladie […] lamentable loque humaine, ballotté de l’hôpital à la rue et de la rue à la geôle, le libéré finit de subir une vie de tourments pour laquelle la mort devient une délivrance.»

Qu’est devenu Georges Delay ? L’Etat civil de Provence (Vaud), sa commune d’origine, n’a plus eu de nouvelles de l’enfant terrible: «La personne a certainement habité l’étranger et ses papiers ne sont pas revenus en Suisse».

Olivier Grivat, swissinfo.ch

* La guillotine sèche, par J.-Cl. Michelot, Editions Fayard
* La Terre de la grand punition, par Michel Pierre, Editions Ramsay

Prochain article: Louis Rossel, l’assassin de la rue Gay-Lussac

Agonies. La forêt tropicale, combinée à la férocité humaine, a parfois provoqué des agonies atroces. Les cadavres de deux forçats évadés ont été retrouvés à l’état de squelettes revêtus uniquement de lambeaux d’étoffe. Leurs os des bras et des jambes étaient encore liés par des lianes à des piquets enfoncés dans le sol à la verticale d’un nid de fourmis rouges.

Fourmis carnivores. Les deux hommes avaient rencontré une autre petite troupes d’évadés qui pensaient qu’ils portaient sur eux – dans leur anus – une certaine somme d’argent. Histoire de leur faire «cracher» le trésor, les deux hommes furent laissés sur le nid de fourmis carnivores jusqu’à ce qu’une mort atroce s’en suive…

Jugement. Après avoir été repris par les autorités françaises ou remis par les pays voisins, les évadés passaient en jugement devant le Tribunal maritime spécial. De 1896 à 1899, ce dernier eut à s’occuper de 1629 cas. 13 aboutirent à des condamnations à mort, dont 8 furent exécutées !

Dans le sol. Le plus souvent le tribunal concluait à des peines de 2 à 5 ans de réclusion en cellules enfouies dans le sol avec un plafond composé de lourds barreaux. D’en haut, les surveillants pouvaient observer les condamnés comme dans une fosse de bêtes fauves. Il était interdit de parler aux gardiens et à ses codétenus.

La nourriture se composait d’une gamelle de soupe à 10 h, d’une pitance de haricots le soir et d’un pain de 750 g pour la journée.

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