Des chèvres qui s’évanouissent et des milliardaires: l’histoire singulière d’un village «suisse» du Rhode Island
Une ferme composée de plusieurs bâtiments en pierre typiques du canton du Tessin donne des airs de Suisse italienne à un village de l’État du Rhode Island, sur la côte Est des Etats-Unis. Et ce n’est pas un hasard. L'histoire du «village suisse» de Newport est un voyage surréaliste sur fond de splendeur architecturale, philanthropie et génétique.
Vers la fin du 19e siècle, en plein «âge d’or» des États-Unis, la ville de Newport, dans l’État du Rhode Island, était devenue le terrain de jeu privilégié des grosses fortunes. Disons plutôt un champ de bataille, sur lequel le gratin de la bourgeoisie de l’époque édifiait des «maisons de campagne» – en réalité d’opulentes villas – afin de rendre jaloux l’ensemble du voisinage, ou cherchait à organiser les fêtes les plus extravagantes.
C’est en 1908 qu’Arthur Curtiss James, philanthrope et magnat de l’industrie minière et des chemins de fer, mit pour la première fois les pieds à Newport en compagnie de sa femme Harriet. L’ère frénétique que la ville avait connue touchait à sa fin et les excès qui avaient eu cours laissaient place à des modes de vie plus sobres.
Le couple trouva l’endroit à son goût. Auteur d’une biographie sur Arthur Curtiss James intitulée «Unsung titan of the gilded age» (Un Titan méconnu de l’âge d’or) et parue en 2019, Roger Vaughan l’y dépeint comme un géant discret de l’industrie cherchant à fuir les projecteurs. Aujourd’hui encore, son nom ne circule guère, contrairement à ceux de ses contemporains comme John D. Rockefeller, Andrew Carnegie ou J.P. Morgan.
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Mais sa discrétion ne l’empêcha pas de participer à la «bataille» de Newport. L’argent n’étant apparemment pas un problème pour le couple, celui-ci y avait acquis un terrain situé sur les hauts de la ville, relativement éloigné des autres cottages. Cette colline, appelée Telegraph Hill, devint la page blanche à partir de laquelle ils allaient concevoir leur chef-d’œuvre. Chaque mur, plante ou vue sur la mer y fit l’objet d’une étude détaillée. La colline fut même façonnée à coup de dynamite.
Une fois la villa principale du couple érigée, ainsi que deux manoirs et un «jardin secret» baptisé «Blue Garden» – où Harriet James avait interdit les fleurs aux couleurs trop vives – leur œuvre fut complétée en 1917 par une ferme «suisse».
Des vaches en quête d’une étable
Les James étaient aussi de grands voyageurs, Arthur étant un passionné de navigation. En passant par la Suisse lors d’un périple en Europe, Harriet était tombée sous le charme des villages en pierre du sud des Alpes.
Leur image revint dans l’esprit de son mari lorsqu’il dût trouver une étable pour un troupeau de vaches de la race Guernesey, héritées de son père. Celles-ci étaient parquées sur un terrain du New Jersey destiné à la vente. Arthur Curtiss James eut alors l’idée de construire à Newport une réplique d’un village tessinois, contentant à la fois sa femme et les bovins en sursis.
Grosvenor Atterbury, l’architecte de ce chantier, utilisa pour ce faire du granit extrait à-même la colline avec le matériel qu’utilisait Arthur Curtiss James pour ses activités minières.
Dans son livre, Roger Vaughan suppose que le nom initial de la ferme – «Surprise Valley Farm» – faisait référence à cette vallée apparue un jour «par surprise» sur Telegraph Hill suite aux explosions. Mais le nom de Swiss Village Farm est le plus couramment utilisé.
Les blocs de pierre de différentes tailles utilisés pour construire le village contribuèrent certes à rendre les bâtiments authentiques, mais sans en cacher totalement le côté artificiel, dû à leur implantation dans un environnement bien éloigné du Tessin. A l’époque, l’écrivaine Lida Rose McCabe décrivit cette ferme comme «théâtrale, manifestement un décor avec le rideau déjà levé».
Le site était cependant parfaitement fonctionnel. Une centaine de personnes y travaillaient et chacune d’elle s’était vu attribuer une parcelle pour un usage privé. Arthur Curtiss James les avait même encouragées «à expérimenter et développer leurs idées», expliquait-il.
Quasiment une prophétie au regard de ce que ces bâtiments allaient devenir.
Les étranges bêtes du village suisse
Après la mort d’Arthur et Hariett James en 1941, la ferme fut reprise par leur petite-fille Hariett Ferry Manice. Elle fut vendue en 1975 afin de devenir un centre de réhabilitation pour personnes souffrant d’alcoolisme, puis dès 1993 un centre de formation pour personnes porteuses de handicap.
Mais sa mue la plus surprenante eut lieu en 1998, lorsque la riche héritière des soupes en conserve Campbell’s – immortalisées par l’artiste Andy WarholLien externe – Dorrance Hill Hamilton entra en scène. L’argent n’était pas vraiment un souci pour elle non plus.
Habitant Newport depuis longtemps, son mari et elle, tous deux philantropes, portaient un intérêt pour la préservation des bâtiments historiques. C’est sous leur impulsion que la ferme fut rénovée avec soin et les terres environnantes débarrassées de l’asphalte.
Fervente défenseuse de l’environnement, la milliardaire y créa une fondation, la Swiss Village Farm (SVF). En collaboration avec l’Ecole Cummings de médecine vétérinaire, elle transforma ce village «tessinois» du Rhode Island en un centre de conservation des animaux d’élevage menacés d’extinction.
Ironie de l’histoire, le surnom de Dorrance Hamilton était celui d’un animal disparu: Dodo. Le but de la fondation était de secourir des espèces rares vouées progressivement à disparaître, car difficiles à élever ou peu rentables du point de vue de la production de lait ou de viande.
Ainsi, à partir de 2002 et pendant une vingtaine d’années, d’étranges animaux peuplèrent cette ferme: des chèvres avec un nombre de cornes incongru ou encore les célèbres «fainting goats» (les «chèvres qui s’évanouissent») du Tennessee. Souffrant de myotonie congénitale, ces bêtes tombent dans les pommes quand elles sont effrayées ou excitées.
A l’intérieur de la ferme, des équipes de recherches s’affairaient à collecter et à cryoconserver le matériel génétique de ces animaux (embryons, sperme, sang, etc).
La fondation Swiss Village Farm acheva sa mission en 2021 après avoir collecté et congelé le matériel génétique de plus de 1100 animaux de 36 espèces différentes. Ce matériel est désormais stocké au Laboratoire de cryoconservation Dorrance Hamilton de l’Institut Smithsonian de biologie et conservation à Front Royal en Virginie (Etats-Unis).
D’après la fondation, ces embryons pourront être décongelés et, grâce à un animal hôte, il sera possible de faire renaître ces espèces même lorsqu’elles auront disparu.
Un nouveau chapitre
L’arrêt des activités de la fondation n’a pas signé la fin du «village suisse» du Rhode Island. La ferme est passée dans le giron des philanthropes Wendy et Eric Schmidt, ex-PDG de Google, qui y ont créé un centre pour l’éducation, la recherche et la promotion d’une agriculture régénératrice, sous le nom d’OceanLien externe Hour Farm. SVF les a obligés par contrat à préserver la valeur environnementale des sols.
«Notre travail offre un exemple concret d’agriculture et de gestion des terres durables dans un système intégré où les plantes, animaux et humains séquestrent du carbone, purifient l’eau de pluie, enrichissent les sols et produisent de la nourriture et des fibres pour la communauté», explique Hilary Kotoun, porte-parole d’Ocean Hour Farm.
Même si cette expérience est très différente du projet de base conçu par Arthur Curtiss James, ce dernier n’aurait sans doute rien trouvé à redire à la nouvelle direction prise.
Relu et vérifié par Samuel Jaberg, traduit de l’italien par Alain Meyer/ptur
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