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Elise Shubs: “J’ai toujours voulu dire ce qui n’allait pas”

La réalisatrice Elise Shubs travaille actuellement sur le projet d'un film montrant comment les femmes vivent l'espace public, en particulier par rapport au comportement des hommes. KEYSTONE/JEAN-CHRISTOPHE BOTT sda-ats

(Keystone-ATS) Aux Journées de Soleure de 2017, la cinéaste Elise Shubs s’est fait remarquer avec “Impasse”, son film documentaire sur des prostituées à Lausanne. Mais son engagement va bien au-delà.

Pour son travail, Elise Shubs traverse la moitié de Lausanne: des hauteurs de la ville où elle vit avec ses deux enfants, elle descend au centre, où elle a un emploi à 40% au Service d’Aide Juridique aux Exilé-e-s de l’Entraide Protestante Suisse (EPER), puis se rend dans le quartier du Flon, où elle travaille depuis huit ans au studio du collectif Casa Azul Films, situé au dernier étage de l’ancienne gare de fret de Sébeillon.

“Les trains de marchandises passaient dans cette gare jusqu’en juin 2018. C’était une sensation stimulante de sentir le tremblement de leur passage et de les regarder d’ici”, dit-elle. Aujourd’hui, l’élégante construction fonctionnelle du début des années 1950 est en attente d’une nouvelle affectation.

C’est ici que les réalisateurs de Casa Azul Films ont leurs salles de montage et de mixage et leurs bureaux depuis plus de vingt ans. Ils espèrent que le bâtiment sera désormais entièrement consacré à l’accueil de professionnels de la culture. Au sein de ce collectif, Elise Shubs s’est familiarisée avec la production cinématographique dans tous ses aspects: comme réalisatrice, auteure et productrice.

Engagement profond

Elise Shubs tourne son premier film documentaire en 2015 et 2016 et se fait d’emblée remarquer aux Journées de Soleure de 2017. “Impasse” évoque la vie de quatre prostituées lausannoises à travers leurs voix off et sans voyeurisme. Les images ne montrent en effet pas les protagonistes mais ce qui les entoure.

Son collègue Fabien Aragno, producteur et caméraman de Jean-Luc Godard, et le photographe Matthieu Gafsou participent au film. Pour ce dernier, Elise Shubs est la réalisatrice idéale. “Elle est une personne profondément engagée, comme on en croise rarement. Engagée dans son travail, dans les causes qu’elle défend, dans ses réflexions esthétiques. Elle est aussi de ceux qui construisent avec et non contre les autres.”

C’est ainsi que fonctionne Casa Azul Films: “Nous discutons ensemble les projets de chacun et nous nous soutenons mutuellement, de l’idée à la mise en œuvre et à la distribution, et cela vaut aussi pour la difficile tâche de lever les fonds”, explique la cinéaste qui exerce la vice-présidence du collectif.

Aide aux demandeurs d’asile

Dans le monde du cinéma, cette égalité entre hommes et femmes n’est pas courante. “Dans ce milieu dominé par les hommes, j’ai souvent été traitée d’assistante ou de secrétaire, quand j’étais déjà responsable de l’ensemble de la production.” Mais elle a l’habitude de faire face à l’adversité depuis son plus jeune âge: “J’ai toujours voulu dire ce qui n’allait pas.”

Un credo plus important pour elle que la réussite scolaire. Après avoir terminé l’école primaire, elle envisage d’abord un apprentissage d’assistante en biologie avant de réussir les examens d’entrée aux études universitaires qu’elle boucle avec un master en sciences politiques. Elle rejette cependant la proposition de faire un doctorat, préférant se lancer dans la pratique.

Pendant ses études, elle commence à travailler bénévolement comme conseillère juridique pour les demandeurs d’asile à l’EPER. Quand elle obtient sa licence, l’EPER lui offre un poste. Elle le quitte en 2009 pour créer le “Country Information Research Center” (CIREC), un service d’information qui recueille des données sur les pays d’origine des réfugiés et sur les circonstances qui les ont fait partir.

“Une énergie désespérante”

Au cours de ses recherches, le cinéma prend une place importante pour elle. Elle collabore avec les cinéastes de Climage audiovisuel, Fernand Melgar, Stéphane Goël et Daniel Wyss.

En 2013, elle quitte le CIREC pour développer ses propres films et reprend son travail à l’EPER. Elle se porte également volontaire comme écrivaine publique pour les migrants.

Comment gère-t-elle tout ça? “Elise fait partie de ces personnes dont l’énergie a presque quelque chose de désespérant”, dit Philippe Bovey, son ancien chef à l’EPER. “Elle aura gravi la face nord de l’Eiger pendant que vous êtes encore en train de vous demander comment passer la colline”.

Pour la cinéaste, le soutien de ses collègues de Casa Azul Films et de ses proches est crucial. “En tant que mère célibataire de deux enfants, je ne serais pas capable d’accomplir tout ce que je me propose si je ne pouvais pas partager pleinement leur garde avec mon ex-mari. Faire des films et avoir des enfants est en fait presque incompatible. Je ne peux y faire face que grâce à mon ex-mari et à la décision de limiter, pour l’instant, les thèmes de mes films à des sujets suisses.”

“J’entends le film avant de le tourner”

Elise Shubs travaille actuellement sur deux projets de films. Dans “Marche”, elle veut montrer comment les femmes vivent l’espace public, en particulier par rapport au comportement des hommes. “La plupart d’entre elles ne se rendent pas compte à quel point elles s’adaptent et restreignent leurs mouvements pour traverser la ville sans difficultés.”

Comment montrer et raconter cela dans un film? La bande-son est toujours à la base de son travail. Ce n’est pas étonnant: elle a l’oreille musicale et a joué du violon dès son plus jeune âge, puis a appris à chanter. “J’entends le film avant de le tourner”, image-t-elle.

Sur cette base, il est important de trouver les rythmes qui montrent dans les mouvements des femmes les énergies qu’elles doivent dépenser pour s’adapter. “On ne peut pas le montrer sans franchir la frontière entre fiction et non-fiction, même si cela reste tabou pour certains représentants du cinéma documentaire”, souligne-t-elle.

L’autre projet reste plus fidèle au documentaire traditionnel. “Salle d’attente” est le titre de travail d’un projet de film sur un groupe de 25 jeunes Nigérians qui, après leur arrivée en Suisse, ont dû passer plusieurs mois dans la rue avant d’occuper une maison vacante et de recevoir un contrat d’occupation. Ils y organisent désormais leur vie commune d’une manière qui contredit tout cliché circulant sur les migrants africains en Suisse.

Par Daniel Rothenbühler, ch-intercultur

SWI swissinfo.ch - succursale de la Société suisse de radiodiffusion et télévision

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