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Le travailleur frontalier au-delà des fantasmes

A Bâle, métropole pharmaceutique située au carrefour de trois pays, les travailleurs alsaciens peu qualifiés et parlant mal le haut-allemand sont de plus en plus supplantés par des Allemands au bénéfice d’un haut niveau de formation. Keystone

Depuis 15 ans, le nombre de travailleurs frontaliers européens a doublé en Suisse, passant de 160'000 à plus de 320'000. De plus en plus qualifiés, ces migrants au quotidien occupent désormais des postes dans tous les secteurs de l’économie suisse. Et ils se sentent la plupart du temps bien intégrés sur leur lieu de travail. Décryptage.


Crainte du dumping salarial, de la concurrence déloyale ou encore d’un accès réduit à certaines professions: cela fait plusieurs décennies que la présence des frontaliers en Suisse suscite de vifs débats. Ces dernières années, avec la mise en œuvre de l’accord sur la libre circulation des personnes entre la Suisse et l’UE, qui a vu le nombre de travailleurs frontaliers augmenter sans discontinuer, les tensions se sont encore aggravées. La grogne ne concerne plus uniquement le marché du travail; elle se cristallise également sur l’engorgement des transports et parfois même sur la pénurie de logements dans les régions transfrontalières.

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Au Tessin et à Genève, le rejet du frontalier a atteint une dimension inédite: les deux partis populistes et régionalistes locaux, la Lega dei Ticinesi (LdT) et le Mouvement citoyens genevois (MCG), sont parvenus à devenir respectivement la première et la deuxième force politique de leur canton grâce à leur rhétorique xénophobe et anti-frontaliers. «Le frontalier est un bouc émissaire idéal: il est présent sans vraiment l’être en Suisse et on a de la peine à s’en faire un portrait concret», relève Claudio Bolzman, professeur à la Haute école de travail social de Genève et co-auteur du livre «Migrants au quotidien: les frontaliers».

«Le frontalier est un bouc émissaire idéal: il est présent sans vraiment l’être en Suisse et on a de la peine à s’en faire un portrait concret»
Claudio Bolzman

Chercheur à l’Université de Bâle, où il est spécialiste des questions transfrontalières, Cédric Duchêne-LacroixLien externe abonde dans ce sens: «Les frontaliers sont à la fois visibles et invisibles. Souvent discrets et intégrés sur leur lieu de travail, ils sont les automobilistes bouchonnant notamment à Genève et au Tessin. Par ailleurs, on manque encore de statistiques fines et de connaissances approfondies à leur sujet, ce qui permet de reporter toutes sortes de fantasmes sur cette population.»

Etudes lacunaires

Fédéralisme oblige, les différentes études consacrées jusqu’ici aux frontaliers se limitent généralement à une région bien précise du pays – Genève, le Tessin, Bâle ou l’Arc jurassien par exemple. Quant aux statistiques, elles ne prennent pas en compte toute l’ampleur du phénomène: les autorités ne comptabilisent que les travailleurs européens détenteurs d’un permis G (voir encadré) et non les Suisses installés dans le pays voisin et qui viennent pourtant eux aussi chaque jour grossir le flot des travailleurs transfrontaliers. Rien qu’à Genève, près de 25’000 personnes entreraient dans cette catégorie, estime ainsi Claudio Bolzman.

Ces lacunes devraient être partiellement comblées grâce à un projet de recherche en cours au niveau national, auquel participent Claudio Bolzman et Cédric Duchêne-Lacroix. Une enquête qui devrait en grande partie confirmer les observations faites ces dernières années par les chercheurs genevois et bâlois.

La première d’entre elles concerne le niveau de formation des travailleurs frontaliers. Celui-ci n’a cessé d’augmenter au fil du temps, surtout dans les cantons de «Genève, Zurich ou Bâle, où l’économie tertiaire tournée vers l’innovation a de plus en plus besoin de main-d’œuvre qualifiée», souligne Claudio Bolzman.

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Les Allemands remplacent les Français

La mutation est particulièrement frappante à Bâle, métropole pharmaceutique située au carrefour de trois pays (Suisse, France et Allemagne). Les travailleurs alsaciens peu qualifiés et parlant mal le haut-allemand sont de plus en plus supplantés par des Allemands au bénéfice d’un haut niveau de formation. Depuis 2002, le nombre de frontaliers résidant en Allemagne a ainsi augmenté de 65%, alors que celui des résidents français est resté à peu près stable.

«Le salaire n’est plus l’unique motivation qui pousse les frontaliers à venir travailler en Suisse»
Cédric Duchêne-Lacroix

«Certes, les frontaliers continuent d’occuper des emplois dans des secteurs d’activité où ils sont traditionnellement très présents, à l’instar de l’horlogerie dans l’Arc jurassien, mais leur niveau de qualification augmente dans toutes les professions», souligne Cédric Duchêne-Lacroix.

Corollaire de cette évolution, la différence de salaire – qui peut être deux à trois fois plus élevé au sein de la Confédération pour un poste similaire – n’est plus l’unique motivation qui pousse des Français, des Italiens ou des Allemands parfois venus de très loin à faire plusieurs fois par semaine la navette entre leur pays et la Suisse. «Ces nouveaux frontaliers cherchent un emploi qui puisse servir de tremplin dans leur carrière professionnelle. Le cadre de vie et l’ambiance au travail jouent également un rôle important dans leur choix», affirme le chercheur bâlois.

Des trajets usants

En règle générale, les frontaliers sont satisfaits de leurs conditions de travail et se sentent bien intégrés en Suisse. «Il y a un décalage entre le discours xénophobe ambiant et la réalité du terrain», constate Claudio Bolzman. Dans son enquête, le sociologue genevois a montré que près de quatre frontaliers sur dix passent au moins une fois par mois du temps en dehors du travail avec des collègues suisses. «A Genève, ils sont également une majorité à se rendre à des manifestations culturelles, sociales ou sportives. Nombreux sont ceux qui font également une partie de leurs achats en Suisse.»

Les frontaliers savent aussi faire entendre leur voix, comme ici en 2014 à l’occasion d’une manifestation contre l’obligation qui leur est faite de devoir payer la sécurité sociale en France. Keystone

Si certains frontaliers s’investissent peu dans la vie locale en Suisse, c’est notamment en raison des trajets qu’ils sont amenés à effectuer au quotidien. «C’est surtout le cas pour les pères ou les mères de famille qui ont des enfants en bas âge et qui ne peuvent pas rester le soir pour des activités extra-professionnelles», relève Cédric Duchêne-Lacroix.

Pas étonnant donc que l’on dénombre deux fois plus d’hommes que de femmes parmi les travailleurs frontaliers. «La vie de frontalier n’est pas idéale pour concilier au mieux le travail et la famille», constate Claudio Bolzman. Des trajets parfois longs et usants qui sont d’ailleurs le principal motif d’insatisfaction cité par les frontaliers. «Comme ils partent tôt et reviennent tard le soir, ils sont parfois également peu intégrés dans leur commune de domicile et se coupent ainsi doublement de leurs liens sociaux», note Cédric Duchêne-Lacroix. 

Le statut de frontalier

Entrée en vigueur au 1er juin 2002, la libre circulation des personnes avec l’Union européenne est totale pour les travailleurs frontaliers depuis le 1er juin 2007, date à laquelle a été supprimée l’obligation de résidence dans des zones frontalières définies.

Les entreprises ne sont plus soumises ni aux quotas de permis de travail ni à la préférence nationale lors du recrutement. Les travailleurs frontaliers obtiennent leur permis de travail (G) automatiquement dès lors qu’un contrat de travail est signé, avec pour seule obligation de retourner au moins une fois par semaine à leur domicile.

Des frontaliers sont désormais recensés dans tous les cantons suisses, étant donné que l’engagement de ces travailleurs dans une zone définie aux abords de la frontière a elle aussi été abolie.

Vous pouvez contacter l’auteur de cet article sur Twitter: @samueljabergLien externe

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