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Affaire Tinner: tir de barrage contre le gouvernement

La salle de contrôle du réacteur nucléaire libyen de Tajura: un programme sous surveillance. Keystone

Le Conseil fédéral n'aurait jamais dû détruire les pièces à conviction de l'affaire Tinner (livraison soupçonnée de matériel nucléaire à la Libye). Aux critiques des commissions de gestion du Parlement s'ajoutent celles des partis et de la presse, parfois virulentes.

Cela n’arrive en principe jamais: jeudi, les six membres de la délégation des commissions de gestion sont venus ensemble devant la presse pour divulguer – contre l’avis du gouvernement – la teneur de leur rapport sur l’affaire Tinner.

Selon eux, la destruction de toutes les pièces à conviction, ordonnée par le Conseil fédéral en novembre 2007 était «disproportionnée». Il n’y avait aucune «raison impérieuse de renoncer à l’utilisation des plans de construction d’armes nucléaires comme pièces à conviction dans une procédure pénale».

Une affaire confuse

Les Tinner, trois ingénieurs suisses – Friedrich Tinner et ses deux fils Urs et Marco – sont soupçonnés d’avoir livré à la Libye des éléments destinés à la fabrication de centrifugeuses à gaz visant à produire de l’uranium enrichi. Ils auraient été en contact avec le «père» de la bombe nucléaire pakistanaise, Abdul Qadeer Khan, entre 2001 et 2003.

Mais leur rôle réel dans ce dossier reste peu clair. Dans l’émission «Temps présent» diffusée jeudi soir par la Télévision Suisse Romande, Urs Tinner reconnait avoir joué un rôle dans l’affaire du cargo «BBC China», en 2003.

Ce bateau, qui transportait de la technologie nucléaire à destination de la Libye, avait été arraisonné avant d’arriver à bon port, signant la fin du programme nucléaire libyen.

Sécurité nationale

Quand l’affaire avait éclaté au grand jour, le gouvernement avait invoqué des raisons de sécurité nationale. Selon lui, il fallait détruire les documents pour éviter que des plans de construction nucléaire ne tombent entre de mauvaises mains.

Le rapport épingle aussi l’ex-ministre de Justice et Police Christoph Blocher pour ne pas avoir informé assez rapidement le gouvernement de l’ampleur du dossier. La délégation l’a auditionné plusieurs fois, obtenant toujours la même réponse: il n’y avait «pas d’autre option» que de détruire ces papiers.

Washington avait pourtant proposé dans un premier temps à la Suisse de reprendre les documents sensibles. Mais le conseiller fédéral n’est pas entré en matière. A la lumière du rapport, le rôle joué par les Etats-Unis continue, en outre, de rester peu clair.

Des mots très durs dans la presse

Si l’affaire est largement répercutée dans les journaux de vendredi, seuls quelques titres se fendent d’un commentaire. Ainsi, pour Le Temps, le rapport de la délégation n’est rien moins que «calamiteux» pour le gouvernement.

Cette affaire met en évidence l’«incapacité» du Conseil fédéral à gérer convenablement «une question délicate et de grande portée», impliquant plusieurs ministères et «relevant de la politique étrangère et de sécurité». «Constat qui n’est hélas pas nouveau», conclut le quotidien romand.

Le Tages Anzeiger de Zurich va plus loin. Pour lui, le Conseil fédéral a agi comme un «saboteur». En détruisant les documents, il a «méprisé l’indépendance de la justice» et il s’est «foutu de la surveillance du Parlement».

Plus dur encore, la Basler Zeitung compare le comportement du Conseil fédéral à celui d’un gouvernement de «république bananière».

Il s’est laissé «instrumentaliser» par Washington, il a «dédaigné la souveraineté du pays» et il a «abîmé l’image de la Suisse, Etat de droit» par un «sabotage délibéré». Bref, c’est une «honte», conclut l’éditorialiste bâlois, qui salue par contraste le «travail très solide» des commissions de gestion.

Blocher et les autres

Le Bund de Berne pointe un doigt accusateur vers Christoph Blocher, alors ministre de la Justice, toujours prompt à «entonner l’hymne de la souveraineté suisse», alors qu’à tout le moins dans cette affaire Tinner «cela s’avère une illusion».

«L’ancien ministre de la Justice n’est pas le seul à avoir manqué à son devoir, juge elle aussi la Neue Zürcher Zeitung. C’est tout le gouvernement qui n’a pas pris son devoir au sérieux, prenant délibérément le risque de saper la confiance».

Quant au refus par la Suisse de l’offre américaine de conserver les document, le quotidien zurichois le qualifie d’«entêtement helvétique». Avec pour résultat qu’aujourd’hui, ni les services secrets US ni l’Agence internationale de l’énergie atomique ne pourront enquêter sur un dossier dont les pièces n’existent plus.

Pressions américaines ?

La Liberté privilégie quant à elle la piste des pressions américaines. Pour elle, «les Etats-Unis veulent à tout prix éviter que l’on exhibe cette immense masse de documents» qui pourrait confirmer «toute la duplicité de leur politique de non-prolifération».

Une politique qui consiste à «fermer les yeux sur les activités coupables de leur allié pakistanais, pour mieux vilipender l’Iran». Le quotidien fribourgeois, qui avait émis cette hypothèse en mai dernier, ne saura pas s’il avait raison ou tort, «car à son tour, la délégation fait preuve d’un coupable manque de curiosité».

swissinfo et les agences

Dès jeudi, le rapport a suscité les réactions des partis politiques. Socialistes (PS), radicaux (PRD / droite) et démocrates-chrétiens (PDC / centre-droit) en appuient la teneur.

PS. Ce document, «clair et sérieux», relève des manquements considérables en amont de la décision du gouvernement de détruire toutes les pièces à conviction et montre que les mesures prises étaient disproportionnées et inopportunes.

PDC. Il ne devrait pas être possible, en Suisse, que des documents soient détruits au motif qu’ils ne peuvent être tenus secrets et conservés en sécurité.

PRD. L’affaire Tinner appelle des modifications institutionnelles. Il faut veiller au respect strict de la séparation des pouvoirs. Le travail des autorités d’instruction ne doit pas être entravé.

UDC. L’Union démocratique du centre (droite nationaliste) est seule à défendre défend le gouvernement et son ancien ministre et leader Christoph Blocher. Elle estime qu’il a «bien résolu l’affaire» et juge le rapport «inoffensif».

Quant au Conseil fédéral, il veut d’abord lire le rapport en détail avant de prendre position.

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