Des perspectives suisses en 10 langues

Quand les communes se déchargent sur les parents riches

Si un fils ou une fille a pris de mauvaises habitudes à l'âge adulte, malgré la réprobation de ses parents, est-ce à eux de payer ? Keystone

Les parents doivent-ils soutenir leurs enfants adultes à la place des services sociaux ? Et les enfants doivent-ils payer pour leurs parents ? La fronde gronde en Suisse alémanique. La Conférence suisse des institutions d'action sociale (CSIAS) va réviser ses normes.

«Un scandale», une «arnaque», «un retour à l’âge de pierre»: ces étonnants commentaires, mis en ligne récemment sur le site internet de la CSIAS, s’en prennent à un article pourtant très ancien du Code Civil suisse.

Datant de 1912, cet article prévoit l’obligation pour les mères et pères «aisés» de subvenir aux besoins de leurs enfants adultes s’ils sont dans une situation de détresse, et inversement. Or la CSIAS en fait une interprétation relativement généreuse.

Depuis 2005, les directives de la Conférence, reprises dans les lois et ordonnances de très nombreux cantons, permettent en effet qu’une commune puisse s’adresser à un parent en ligne directe s’il dispose d’un revenu imposable d’au moins 60’000 francs (célibataire), 80’000 francs (personne mariée) et d’une fortune imposable d’au moins 100’000 à 150’000 francs.

Non conformes

Problème: le Tribunal fédéral (TF, Cour suprême) a fixé des minima bien plus élevés. «Dans deux arrêts récents, la cour a détaillé ce qu’il faut comprendre par la «situation aisée» évoqué dans le Code Civil», explique Thomas Koller, professeur de droit civil de l’Université de Berne, auteur de plusieurs commentaires sur la question.

«Le minimum, poursuit-il, est un revenu mensuel dépassant largement les 10’000 francs net, atteignant même 20’000 francs s’il faut constituer des réserves pour des soins liés au grand âge. Du côté de la fortune imposable, elle doit, si l’on analyse les verdicts, s’élever à au moins 1,5 million, voire 2 millions».

Mères seules avec enfants

Une grand-maman attaquée en justice par ses petites-filles avait ainsi obtenu gain de cause. Elle n’avait pas dû subvenir aux besoins des jeunes filles.

Les cas les plus fréquents de cette solidarité forcée concernent cependant des parents recevant un commandement de payer d’une commune pour leur enfant adulte toxicomane ou pour leur fille de 40 ans élevant seule de jeunes enfants. L’adulte depuis longtemps au chômage et percevant l’aide sociale est le troisième cas de figure poussant les communes à éplucher les comptes des parents.

Moral ou pas moral?

«La famille a longtemps été le premier filet de secours et elle l’est encore dans de certains pays, note Thomas Koller. Mais dans ces sociétés, ceux qui reçoivent de l’aide sont redevables».

«Est-ce qu’un parent, demande le professeur, qui a toujours désapprouvé les choix de ses enfants adultes doit payer parce que ces choix ont entraîné une dépendance à l’aide sociale ? Est-ce moral ?»

Encore plus douloureux: ces factures communales lancent avec elle une sorte d’accusation implicite: «Si votre enfant est drogué, au chômage, si votre fille n’a pas choisi le bon mari… vous portez une responsabilité…»

Faibles montants récupérés

Pour le professeur, même si les communes savent que les normes CSIAS ne respectent pas la jurisprudence du TF, et même si les démarches administratives sont lourdes, «elles essayent, tout simplement…»

Avec des succès mitigés: 1,1 million à Zurich en 2007, soit 0,5% de l’aide versée, selon le quotidien Tages-Anzeiger, qui a consacré récemment un grand article à la question. Bâle-Ville aurait recouvert 850’000 francs en 2007, pour 83 cas, sur 2042 (Basler Zeitung du 26 août).

Assumer les conséquences

Beat Kappeler, économiste et essayiste, condamne lui aussi ce recours aux parents. «On conçoit bien que des parents aident des enfants de 20-22 ans, mais s’ils ont la trentaine, on attend des adultes qu’ils assument les conséquences de leur comportement», explique-t-il.

Le chroniqueur plaide pour plus de souplesse accordée aux travailleurs sociaux et aux communes. «Avec des normes fixes, intégrées dans des lois ou des ordonnances, les communes sont attaquables en justice», dénonce-t-il.

Poursuivies parce qu’elles ne versent pas ce qui est prévu par les normes, les communes reportent le fardeau sur les parents, s’ils sont aisés. «Si ce danger d’attaque en justice disparaît, les autorités essaieront aussi moins de faire passer les parents à la caisse», analyse Beat Kappeler.

Réforme au 1er janvier

Entretemps, la CSIAS a reconnu le problème. «La décision de relever les minima est prise», explique son président Walter Schmid.

L’interprétation des verdicts du TF n’est pas unanime, selon le président. «Notre comité recherche une solution de compromis qui pourrait entrer en vigueur le 1er janvier prochain.»

swissinfo, Ariane Gigon, Zurich

«Chacun, pour autant qu’il vive dans l’aisance, est tenu de fournir des aliments à ses parents en ligne directe ascendante et descendante, lorsque, à défaut de cette assistance, ils tomberaient dans le besoin.» (Art. 328)

«L’obligation d’entretien a longtemps joué un rôle important, avant la création de l’AVS et des prestations complémentaires, soit jusque dans les années 60», explique le professeur de droit Thomas Koller.

Avec les assurances sociales et l’émergence d’une nouvelle image de la famille, l’obligation d’entretien inter-familiale est tombée en désuétude.

Mais la mauvaise conjoncture et l’augmentation des demandes d’aide sociale ont poussé les communes à redécouvrir l’article 328 du Code Civil dans les années 90.

En 2000, en révisant le droit du divorce, le Parlement fédéral avait supprimé l’obligation d’entretien entre frères et sœurs, mais il l’avait maintenue pour les parents en ligne directe (enfants-parents-grands-parents).

Le TF a fixé des limites élevées à ce devoir. L’idée sous-jacente est que nul ne doit hypothéquer son présent ou son avenir pour aider autrui, lorsque ce dernier est adulte, même si c’est un parent.

En 1999, dans un rapport social sur la Suisse, l’OCDE avait qualifié cette disposition d’archaïque.

En conformité avec les normes du JTI

Plus: SWI swissinfo.ch certifiée par la Journalism Trust Initiative

Vous pouvez trouver un aperçu des conversations en cours avec nos journalistes ici. Rejoignez-nous !

Si vous souhaitez entamer une conversation sur un sujet abordé dans cet article ou si vous voulez signaler des erreurs factuelles, envoyez-nous un courriel à french@swissinfo.ch.

SWI swissinfo.ch - succursale de la Société suisse de radiodiffusion et télévision

SWI swissinfo.ch - succursale de la Société suisse de radiodiffusion et télévision