
Le Cantique suisse: un hymne désuet, peut-être, mais coriace

Ce n’est pas l’hymne national le plus exaltant et peu de gens le connaissent par cœur, mais le Cantique suisse a jusqu’à présent résisté à toutes les tentatives de remplacement, après avoir «vaincu» l’ancien Ô Monts indépendants.
Vous avez peut-être déjà vécu une situation où l’on chante une chanson en chœur et que quelqu’un se trompe dans les paroles. Même sans faire d’erreur, c’est une situation qui se produit facilement dans une Suisse multilingue lorsqu’on entonne l’hymne national.
À condition qu’on le chante… Ce n’est en effet pas une évidence, contrairement à d’autres pays. L’équipe nationale masculine de football, ou du moins une bonne partie de celle-ci est par exemple connue pour garder les lèvres closes avant les matchs (ce qui n’est pas le cas de l’équipe féminine, qui, lors du récent Championnat d’Europe, a montré moins de réticence à entonner le Cantique suisse).
En juin dernier, lorsque l’ancien footballeur de l’équipe nationale Valon Behrami a été interrogé à ce sujet par la radiotélévision suisse italienne (RSI), il a avancé trois excuses pour justifier son silence: la perplexité des adversaires en entendant différentes langues, ses faibles talents de chanteur et le fait qu’il ne se souvenait pas des paroles.
Valon Behrami est en bonne compagnie en Suisse. Connaître ne serait-ce que la première strophe par cœur est une compétence peu commune. Même l’ancien président de la Confédération Moritz Leuenberger a avoué qu’il lui arrivait souvent «de ne bouger que les lèvres, n’ayant pas mémorisé les versets redondants».
Si la phrase de l’ancien conseiller fédéral avait résonné à rebours dans le temps jusqu’au XIXe siècle, elle n’aurait certainement pas plu à Leonhard Widmer, l’auteur du texte, ni à Alberik Zwyssig, le compositeur de la musique.
Un morceau né d’une amitié insolite
Widmer et Zwyssig venaient de mondes opposés. Le premier était un progressiste libéral-radical de confession protestante, le second un moine cistercien. Pourtant, une amitié naquit entre eux. Widmer, en plus de tenir un magasin de partitions fréquenté par le religieux, était aussi poète, et en 1841, il demanda à Zwyssig de mettre en musique l’un de ses poèmes.

Le moine recycla un chant liturgique qu’il avait composé quelques années plus tôt. Le résultat: le Cantique suisse, un hymne qui mêle Dieu, montagnes et lumière matinale dans un mélange spirituel et patriotique.
Mais il a fallu des décennies avant que Cantique suisse accédât à statut d’hymne national. Tout d’abord, parce que les hymnes (pas seulement en Suisse) étaient souvent cantonnés aux seules cérémonies nationales jusqu’à la diffusion de la radio et de la télévision. Ne touchant pas un large public, leur officialisation est longtemps restée assez bas dans la liste des priorités des autorités. Le Conseil fédéral avait d’ailleurs souligné à plusieurs reprises que ce n’était pas de sa compétence de l’imposer.
En second lieu, le Cantique suisse avait un concurrent, lui aussi chanté lors des manifestations officielles: Ô Monts indépendants, du poète et professeur de philosophie Johann Rudolf Wyss.
God Save… le Cantique suisse
Les deux textes étaient très différents. En mettant de côté les traductions non littérales de l’original allemand, le contenu de la première strophe du cantique de Widmer/Zwissig peut être résumé ainsi: la beauté des Alpes, illuminées par la lumière du matin, inspire une grande foi et une envie de prier pour la patrie.
Italien:
Quando bionda aurora il mattin c’indora
l’alma mia t’adora re del ciel!
Quando l’alpe già rosseggia
a pregare allor t’atteggia;
in favor del patrio suol,
in favor del patrio suol,
cittadino Dio lo vuol,
cittadino Dio, si Dio lo vuol.
Allemand:
Trittst im Morgenrot daher,
Seh’ich dich im Strahlenmeer,
Dich, du Hocherhabener, Herrlicher!
Wenn der Alpenfirn sich rötet,
Betet, freie Schweizer, betet!
Eure fromme Seele ahnt
Eure fromme Seele ahnt
Gott im hehren Vaterland,
Gott, den Herrn, im hehren Vaterland.
Français:
Sur nos monts, quand le soleil
Annonce un brillant réveil,
Et prédit d’un plus beau jour le retour,
Les beautés de la patrie
Parlent à l’âme attendrie;
Au ciel montent plus joyeux
Au ciel montent plus joyeux
Les accents d’un coeur pieux,
Les accents émus d’un coeur pieux.
Romanche:
En l’aurora la damaun ta salida il carstgaun,
spiert etern dominatur, Tutpussent!
Cur ch’ils munts straglischan sura,
ura liber Svizzer, ura.
Mia olma senta ferm,
Mia olma senta ferm Dieu en tschiel,
il bab etern, Dieu en tschiel, il bab etern.
Le poème de Wyss, en revanche, est beaucoup plus direct dans son contenu. Une paraphrase brutale pourrait être: «Oh, que c’est beau de mourir en combattant pour la patrie! J’espère que cela m’arrivera; je ne demande pas mieux.»
Selon la conjoncture géopolitique internationale, l’un ou l’autre des hymnes bénéficiait de plus de faveurs. En 1961, appelé une énième fois à trancher la question, le gouvernement désigna provisoirement le Cantique suisse comme hymne national. Une «provisoire» qui allait durer 20 ans, jusqu’au 1er avril 1981, date à laquelle il est devenu l’hymne officiel de jure.
Ce n’est pourtant pas l’esprit pacifiste de l’époque qui a fait pencher la balance, mais surtout un problème musical. En effet, Ô Monts indépendants était chanté sur l’air de God Save the King, comme c’était le cas pour plusieurs hymnes nationaux (celui du Liechtenstein, par exemple, est encore aujourd’hui musicalement identique à celui du Royaume-Uni). Or cela commençait à provoquer un certain embarras lors des événements sportifs internationaux.
Le 8 septembre 1963, l’émission Calendrier de l’histoire de la télévision suisse romande consacrait un reportage au changement d’hymne:

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Tentatives de changement
Certaines personnes âgées froncent encore les sourcils face à cette décision. Mais il n’y a pas que les nostalgiques de Ô Monts indépendants qui n’apprécient guère l’actuel hymne national.
En 2004, la parlementaire socialiste de l’époque, Margret Kiener Nellen, avait présenté une motion visant à moderniser l’hymne national. Selon elle, celui-ci était trop nationaliste, compliqué, pompeux et hostile aux femmes ainsi qu’aux étrangers. La motion fut retirée en raison de la forte opposition rencontrée au Parlement.
Une dizaine d’années plus tard, la Société suisse d’utilité publique (SSUP) tenta à nouveau de modifier l’hymne national, en lançant un concours pour changer ses paroles. Selon l’association, celles-ci n’étaient pas connues de la population et ne reflétaient plus les valeurs du pays.
La version de Werner Widmer avec la strophe qui réunit les quatre langues nationales:
Sur fond rouge la croix blanche,
symbole de notre alliance,
signe de paix et d’indépendance.
Ouvrons notre cœur à l’équité
et respectons nos diversités.
A chacun la liberté
dans la solidarité.
Notre drapeau suisse déployé,
symbole de paix et de liberté.
Toutes les versions sur le site Lien externede la SSUP
Coïncidence amusante: l’auteur du texte gagnant, annoncé en septembre 2015, portait lui aussi le nom de Widmer, comme l’auteur de l’hymne original. Werner Widmer, originaire d’Argovie, avait remplacé les références religieuses par des valeurs constitutionnelles modernes, parmi lesquelles l’unité dans la diversité.
Avec le texte retenu et le soutien de 250 personnalités connues, dont d’anciens membres du Conseil fédéral (oui, même Moritz Leuenberger), la SSUP n’avait plus qu’un dernier petit obstacle à franchir: enseigner et faire apprécier le nouvel hymne à l’ensemble du pays. Un échec retentissant! Sur les 2300 communes invitées à promouvoir le nouvel hymne à l’occasion de la Fête nationale, une vingtaine seulement répondirent à l’appel.
Jusqu’à la prochaine tentative de changement – et probablement bien au-delà – le Cantique suisse restera donc en place. Après tout, même s’il n’est pas très moderne, on pourrait dire qu’il reflète bien la Suisse et sa politique. D’abord parce qu’il est lent, et ensuite parce que, comme beaucoup de lois adoptées par le Parlement, il représente la solution qui génère le plus faible degré possible d’insatisfaction collective.
Les points faibles du Cantique suisse selon David Castello-Lopes, qui propose un hymne alternatif dans l’émission 52 minutes de la RTS du 26 mars 2022:
Texte relu et vérifié par Daniele Mariani, traduit de l’italien à l’aide de l’IA/op
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