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Incarcérations abusives: recherches sur un pan sombre de l’histoire suisse

Vue actuelle du pénitencier de Bellechasse (FR). L'établissement a accueilli des personnes internées abusivement durant des années. KEYSTONE/GAETAN BALLY sda-ats

(Keystone-ATS) La commission d’experts chargée de faire la lumière sur les incarcérations abusives en Suisse a livré un bilan d’étape. Il révèle d’énormes différences entre les cantons. Les femmes ont été spécifiquement visées, notamment sur Vaud.

La commission indépendante d’experts se penche depuis novembre 2014 sur ce pan sombre de l’histoire helvétique. Entre le milieu du XIXe siècle et 1981, plusieurs dizaines de milliers de personnes ont été incarcérées, sans jugement, pour “paresse”, “ivrognerie” ou “débauche” et autres “bagatelles”.

Dès les années 1920, des groupes entiers de la société sont visés par ces internements: prostituées, alcooliques jusque dans les années 1950, toxicomanes dès les années 1960, vagabonds ou mendiants.

Des personnes qui menaient une vie non conforme aux bonnes moeurs de l’époque, qui n’avaient pas de revenu régulier, explique à la presse Jacques Gasser, psychiatre à l’Université de Lausanne et membre de la commission, à l’occasion d’une table ronde mercredi à Berne.

Durant les périodes de crise économique ou de guerre, le recours aux internements se multiplie. La société suisse aménage alors une gestion de l’hygiène sociale et mentale, pour se protéger de la pauvreté et de la marginalité.

Femmes visées

Selon les premiers résultats des travaux scientifiques, “on constate d’énormes différences entre les cantons”, poursuit Jacques Gasser. Ce qui rend la recherche passionnante, mais difficile.

Parfois, comme sur Vaud, on incarcérait surtout des femmes, celles qui s’adonnaient à la prostitution, ou qui ont eu des enfants hors mariage. A Neuchâtel, les chercheurs ont constaté à l’inverse que les internés étaient majoritairement des hommes, détaille Anne-Françoise Praz, historienne de l’Université de Fribourg.

On remarque aussi des différences entre villes et campagnes. Dans les zones urbaines, l’alcoolisme était vu comme une maladie psychiatrique. A la campagne, ce terme désignait les gens qui n’avaient pas de travail.

Certains cantons disposaient de lois spécifiques, votées par le peuple, comme Vaud et Zurich. D’autres n’en avaient pas, comme à Genèveou Fribourg; ce qui n’empêchait pas les autorités de ces cantons d’incarcérer sous le couvert d’autres lois, comme des lois contre l’alcoolisme.

Les pratiques judiciaires étaient également très variées. Sur Vaud par exemple, les décisions d’internement étaient prises par une commission comptant des médecins, des psychiatres, des gouvernants. Des associations pouvaient faire recours. A Fribourg, les communes demandaient directement aux préfets l’internement des “éléments perturbateurs”, et ces derniers prenaient leur décision seuls.

Traumatismes

Quels étaient les critères pour interner? “La dangerosité et la curabilité d’une personne. Nous sommes d’ailleurs encore aujourd’hui concernés par ces thématiques”, relève Jacques Gasser. La société se questionne sur la façon de se protéger. Les personnes incarcérées étaient toutefois loin d’être comparables à des meurtriers dangereux.

Cela a conduit à de véritables traumatismes, comme le montrent les nombreux entretiens menés avec des victimes d’internements abusifs, indique l’historien bâlois Martin Lengwiler. Certaines personnes ont été enfermées pendant des années avec des criminels condamnés, comme dans les prisons de Bellechasse (FR) et Hindelbank (BE).

Mi-2019

Les recherches vont se poursuivre. Les travaux finaux devraient être présentés à la mi-2019, a annoncé le président de la commission, l’ancien conseiller d’Etat zurichois Markus Notter. Des publications sont prévues. Trente personnes y travaillent à temps partiel, avec un budget de 10 millions de francs.

Le Fonds national suisse se penchera également sur la question, mais se concentrera sur la problématique des enfants placés dans des familles paysannes ou des foyers. Ce programme de recherche devrait débuter au printemps, selon Markus Notter. Il disposera de 10 millions de francs.

Excuses et fonds

Ces dernières années, des efforts en vue de la réhabilitation des victimes ont été faits. Un fonds d’aide immédiate a été créé par la Confédération. La ministre de la justice Simonetta Sommaruga a demandé pardon au nom du Conseil fédéral et une loi reconnaissant l’injustice est entrée en vigueur en 2014.

Le 1er avril, elle sera remplacée par une autre loi, qui prévoit des travaux scientifiques et un fonds de 300 millions de francs. Ce fonds permettra aux bénéficiaires de toucher en moyenne 20 à 25’000 francs chacun. Entre 12’000 et 15’000 victimes encore en vie sont concernées.

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