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Souffrance et entraide lors de la Grande famine stalinienne

Les Ukrainiens commémorent samedi le 85e anniversaire de l'"Holodomor" ("extermination par la faim" en ukrainien) (archives). KEYSTONE/EPA/SERGEY DOLZHENKO sda-ats

(Keystone-ATS) Elle a survécu, contrairement à sa mère et à son petit frère, grâce à des inconnus qui ont partagé leur nourriture “jusqu’au dernier gramme”. A 97 ans, Oksana Ostapenko n’a rien oublié de la grande famine qui a décimé les Ukrainiens dans les années 1930.

“Ils venaient et prenaient toutes nos céréales”, raconte d’une voix tremblante Oksana Ostapenko au sujet du “Holodomor” (“extermination par la faim” en ukrainien), dont l’Ukraine commémore ce samedi le 85e anniversaire. “Qui l’a voulu?” s’interroge encore la vieille dame menue au dos courbé.

Cette question a été pourtant tranchée par les historiens. Sur l’ordre de Staline, les autorités soviétiques avaient déclenché en 1932 une campagne de collectivisation forcée au cours de laquelle elles avaient réquisitionné semences, blé, farine, légumes et bétail, acculant les paysans à la famine.

Briser les indépendantistes

Cette tragédie, provoquée intentionnellement par le pouvoir soviétique pour briser, selon nombre d’historiens, les velléités d’indépendance de l’Ukraine, a fait des millions de morts. Des cas de cannibalisme ont été rapportés.

“De 1932 à 1934, la famine a tué 13% de la population ukrainienne”, soit 3,9 millions de personnes, dont un million d’enfants de moins de dix ans, selon les dernières estimations de l’Institut ukrainien de la démographie.

Les autorités soviétiques, qui ont caché cette tragédie pendant les décennies, avaient bloqué les livraisons de produits alimentaires dans les régions frappées par la famine et continuaient à exporter du blé à l’étranger, malgré des milliers de morts de faim chaque jour.

“J’ai eu de la chance”

La famille d’Oksana habitait alors dans le village de Kozliv de la région de Kiev. Son père, qui possédait une parcelle de terre, a été déclaré “koulak” (riche paysan) et envoyé dans le Grand Nord russe pour cinq ans par les autorités soviétiques.

Restée seule avec cinq enfants, la mère d’Oksana l’a envoyée travailler dans un village voisin. La fillette, alors âgée de 12 ans, faisait paître une vache pour le propriétaire d’un moulin.

Un homme qui travaillait dans ce moulin, Egor Kryvenko, a eu pitié d’elle et l’a invitée à vivre chez sa famille. “Ils me disaient, ‘petite, ne rentre pas dans ton village, tu vas y mourir'”, se souvient Mme Ostapenko, qui vit maintenant à Kiev avec une de ses filles. “J’ai eu de la chance”.

Un jour, sa mère est venue lui rendre visite, “puis on m’a dit qu’elle était morte”, raconte très lentement la vieille dame. Son petit frère est également décédé.

Minuscules portions

Pour subsister, le père de famille partageait le peu qu’il lui restait entre ses deux enfants et Oksana. “Tout, jusqu’au dernier gramme, a été calculé et divisé” en minuscules portions pour un certain nombre de jours, décrit la vieille dame. “Une cuillerée pour ses enfants et pour moi aussi!”

Au risque de se faire punir, la famille a réussi a caché un peu de grain et pommes de terre enfouis “dans un trou creusé dans un autre trou”. Oksana se rendait aussi à la gare pour ramasser du grain tombé lorsque les céréales confisquées chez les paysans étaient chargées dans des wagons. Ce grain servait ensuite à cuire une sorte de bouillon.

Reconnu comme génocide

L’Ukraine, où le quatrième samedi de novembre a été proclamé Journée d’hommage aux victimes de la famine, a reconnu ce drame comme génocide contre son peuple en 2006.

Une quinzaine d’autres pays dont les Etats-Unis et le Canada ont fait autant. La Russie, où plusieurs millions de personnes sont également mortes de faim en 1933, dénonce cette interprétation depuis des années.

A l’approche du 85e anniversaire de la famine, un livre recueillant des dizaines d’histoires ressemblant à celle de Mme Ostapenko et intitulé “Humanité dans des temps inhumains” a été publié en Ukraine.

“Le courage de résister”

Selon Volodymyr Tylichtchak, l’un des auteurs, beaucoup d’Ukrainiens ont été emprisonnés pour avoir aidé leurs compatriotes à survivre.

Enseignants, chefs de fermes collectives ou simples villageois, ils osaient donner aux paysans une partie de la récolte ou organiser secrètement des repas pour des écoliers.

“Dans des conditions les plus extrêmes, certains avaient le courage de résister”, souligne M. Tylichtchak.

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